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Le Journal du médecin : Vous semblez énormément apprécier le théâtre du 19e et du début du 20e siècle à voir la liste des auteurs que vous avez montés : Tourgueniev, Claudel, Hugo évidemment, Wedekind, Ibsen...Y.B. : Débutant en tant que metteur en scène, j'ai régulièrement clamé que s'il y avait un siècle que je détestais, c'était bien le 19e. Il faudrait se garder de ce genre d'avis définitif, car finalement j'y passe l'essentiel de mon temps. J'ai fini par aimer ce siècle démesuré qui préfigure ce que nous vivons actuellement au niveau politique, en France notamment : on peut faire des rapprochements entre Napoléon III " le petit " et Sarkozy par exemple. C'est en cela qu'Hugo est génial : afin de raconter la France de son époque et le passage de la Royauté au Second Empire, il a pris l'exemple de l'Espagne en se souvenant qu'au 17e il s'y était produit exactement la même chose. Hugo a commencé par écrire Hernani, lequel se situe en 1500 avec le début du règne des Habsbourg pour finir avec Ruy Blas qui en décrit la fin. Entre ces deux siècles, il a conté la descente aux enfers d'une nation, qui renvoie à la situation de la France à cette époque.La distance que Victor Hugo y avait mise nous permet aujourd'hui de continuer à tisser des liens, à réinventer. C'est la force de ces grands textes classiques qui, de par cette mise à distance, sont, à chaque époque, toujours d'avant-garde. Ruy Blas est toujours d'actualité, dans son rapport au peuple, son évocation de la possibilité pour un homme venu de nulle part de gravir l'échelle sociale et, au final, d'être reconnu pour ce qu'il est, à savoir Ruy Blas et non plus Don César. La pièce évoque également la manière dont sont vidées les caisses de l'état : le rapport à ce que les grands peuvent faire lorsqu'ils se retrouvent avec le pouvoir qu'on leur sait, renvoie aux abus de pouvoir, notamment des ministres en France cet été et d'autres en Belgique actuellement.Le banni de la pièce, Don César, est aussi Hugo lui-même, chassé par Napoléon III ?Bien sûr. Don César est un exilé comme Victor Hugo l'a été. Et quand il revient, c'est en force, en tant qu'écrivain qui avait déclaré ne vouloir revenir en France que lorsque la République sera rétablie. Il est accueilli comme un roi, si je puis dire. Imaginez qu'Hugo a même eu droit à une rue à son nom de son vivant !Vous avez le don de mêler la musique et le théâtre, les opéras montés dans le passé le démontrent. Dans Ruy Blas, la musique est également physiquement présente. D'où tenez-vous cette passion musicale supplémentaire ?Mon père voulait devenir violoncelliste, ce qui lui a été refusé par le sien, lequel lui a choisi un destin d'avocat. Il a dès lors reporté sur nous sa vocation frustrée : j'ai donc un frère pianiste professionnel et, dans la fratrie, nous avons tous fréquenté l'académie de Brainel'Alleud, laquelle m'a beaucoup nourri. Le passage par l'opéra a ravivé l'appétit pour cette connaissance dont j'avais hérité : connaître une partition peut se révéler utile lorsque l'on monte Rigoletto.Mais cette forme scénique a fini par m'agacer, car j'ai eu le sentiment que jamais l'opéra n'arriverait à s'ouvrir au-delà d'un certain public.J'y ai donc mis un terme, sans pour autant vouloir me priver de musique. Le compositeur Camille Rocailleux, avec qui je travaille depuis dix ans, signe la musique de tous mes spectacles.N'ayant pas la possibilité physique et matérielle de disposer un orchestre sur le plateau, je choisis pour chacune de mes productions des comédiens qui soient capables de chanter ou de jouer d'un instrument.Parce que vous avez d'abord été comédien ?Oui. J'ai suivi des cours, d'abord à l'Insas, au conservatoire de Paris ensuite. J'ai travaillé quelques années, jusqu'à ma rencontre avec Patrice Chéreau, qui a été déterminante dans mon passage vers la mise en scène. Je pense avoir contenté de nombreuses personnes en abandonnant le rôle de comédien... étant très mauvais. D'autre part, je ne me sentais pas utile à ce poste, au contraire de ma fonction de metteur en scène, dans laquelle, dès le départ, j'ai senti qu'il y avait une fécondité.En tant que Belge perçoit-on ce texte autrement, ne disposant pas des mêmes références, notamment historiques ?Les Belges ont un rapport détendu aux classiques. C'est à la fois une chance et un poids d'avoir au-dessus de soi Marivaux, Molière, Hugo, Racine... Tous les comédiens français éprouvent une sorte de respect immense vis-à-vis de ces monstres, de sidération. En Belgique, on s'en fout : on fait avec...Y aurait-il un élément belge dans votre théâtre ?D'abord, il y a toujours des Belges, en l'occurrence dans ce cas-ci Guy Pion et Jean-Christophe Quenon : ils sont mon porte-bonheur. Ensuite je n'aurais jamais imaginé perdre ma nationalité : elle reste un îlot en moi, une manière de dire merde aux grands, et de ne pas me laisser impressionner par ce pays à la fois magnifique qui m'a accueilli merveilleusement et qui en même temps ne m'a jamais demandé ma carte d'identité. Il ne tenait qu'à moi de prendre garde à ne pas perdre mes racines.Jean-Claude Drouot, un habitué de vos mises en scène, a joué Don Salluste en 1992 mais pas sous votre direction...Il fait partie de quasiment toutes mes productions. C'est un exemple de réussite en France pour les Belges, car Jean-Claude n'a jamais perdu sa belgitude. Je ne peux répéter un jour avec lui sans que la Belgique ne ressurgisse. Elle est constamment présente, dans sa manière de parler aux gens, d'aborder le texte.Peut-on vous qualifier de romantique, vous qui avez monté Marivaux Musset, Roméo et Juliette...Oui, à condition que ce ne soit pas un romantisme à la Musset bien que j'adore On ne badine pas avec l'amour pour l'avoir monté. Mais il y a chez lui un endroit de défaite qui me fatigue, un manque de croyance dans le peuple qu'il n'y pas chez Hugo, lequel croit vraiment que la société changera et que 1789 continuera à essaimer.Un romantisme à condition qu'il y ait cette niaque et à aucun moment de plaisir dans la défaite, une forme d'obstination à chercher le bonheur. Gramsci disait " pessimiste par l'intelligence, mais optimiste par la volonté. "