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Il était un patient comme on les aime, mais avait en permanence l'air triste. Un jour, plus disert que de coutume, il confia qu'il avait perdu sa fille cinq ans plus tôt. Elle l'avait invité à se rencontrer, car elle avait quelque chose d'important à lui confier. Cinq jours après, avant qu'ils se soient revus, elle était morte dans un accident de voiture. Inconsolable il s'interroge inlassablement sur le secret perdu.Chaque patient est un roman. Nos journées de consultation sont bâties de récits uniques, drôles ou tragiques, et parfois les deux ensemble. Et souvent on s'interroge: "beaucoup de ces confessions sont sans doute sincères, mais sont-elles vraies pour autant"? [1] La mémoire du bois Je laisse ma main caresser le bois de mon bureau. Il en a tant entendues, en tant d'années, des histoires de passions déçues, des rêves de carrières, d'expéditions et d'aventures plus romanesques les unes que les autres, toutes ces vies dont on rêve avant de les confier sous le sceau du secret comme pour leur donner une existence réelle. "Petite fille, je dansais comme personne, mais ma mère...", "je voulais faire médecine, quand vint la guerre", "nous allions nous marier en Écosse au printemps, quand j'appris qu'il en épouserait une autre". Vraies destinées manquées, ou rêves construits et prolongés une vie durant sans connaître de retour à la réalité? Je tente d'imaginer l'autre récit, l'enfant pataude devant le miroir de sa chambre esquissant un entrechat sans grâce, la grande soeur soignant sa cadette "comme quand je serai médecin" mais recalée avant même d'avoir terminé sa première année de médecine, le bel aviateur anglais croisé sur une plage romantique et rentré au pays concret après la guerre, tout ce réel supplantant des vies rêvées qui auraient été si belles. Bien souvent les nuits sont plus belles que les jours... Rêver ne tue personne Et si... Si ces histoires construites appartenaient à un chemin nécessaire pour survivre, dessinaient une image de soi plus excitante que la silhouette délavée qu'on traîne, recréaient une fiction permettant d'accepter la réalité? Prendre soin nécessite parfois de tolérer un peu d'affabulation, dont nul n'est dupe, de laisser se raconter une vie comme si elle avait vraiment existé, d'explorer l'autre option possible mais non-réalisée, avec un autre amoureux, dans un autre pays, exerçant un autre métier. Faut-il vraiment casser le rêve d'Elvira Madigan quand elle s'autorise, le temps d'une consultation, un court moment de romanesque auquel elle demeure la seule à croire? [1] Carole Martinez. Les roses fauves. Gallimard. Collection Blanche. 2020. 352 pages