Rencontre avec la romancière Cécile Chabaud qui, dans son roman "De femme et d'acier" lauréat du Prix des Femmes de Lettres 2024, rend hommage au Dr Nicole Mangin, héroïque médecin de la Première Guerre mondiale, dont - parce que femme - le souvenir a été oublié.
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Jeudi 5 juin 1919. Alors que la nuit tombe, le Dr Nicole Mangin, 40 ans, tente de trouver le sommeil et se remémore les moments forts de son existence. Spécialiste de la lutte contre les maladies contagieuses et le cancer, elle se souvient surtout du front de Verdun, où elle a été mobilisée par erreur. C'est parmi les poilus, sous les bombardements, dans des hôpitaux militaires et des installations de fortune, qu'elle a écrit son destin. Amie de Marie Curie, féministe courageuse confrontée à la dureté de la guerre et à la misogynie, Nicole se rappelle aussi ses fêlures de femme. Car, plus que quiconque, elle le sait: c'est de la douleur intime que naît le dépassement de soi. Par ce roman, Cécile Chabaud, écrivain et professeur de lettres, rend hommage à l'unique femme médecin française de la Grande Guerre. Une figure oubliée, qu'elle évoque pour les lecteurs du journal du Médecin. Le journal du Médecin: Comment êtes-vous tombée sur l'histoire de cette grande figure héroïque et féminine oubliée de la médecine française, de l'histoire militaire et de l'Histoire tout court? Cécile Chabaud: J'aime fouiner dans les archives de la presse ancienne, notamment du début du siècle dernier, où j'ai trouvé le nom de cette femme dans un article concernant ses cours sur la prophylaxie. J'ai ensuite cherché ce qu'on en disait sur internet, sans trouver grand-chose, ce qui m'a donné l'envie de creuser. Je me suis procuré sa biographie, qui existe mais qui comportait des zones d'ombre. J'ai donc contacté la famille qui m'a permis d'accéder à des documents personnels, à son intimité au travers d'écrits et de documents méconnus. J'ai tiré le fil jusqu'à rencontrer sa famille et à me rendre à Verdun, bataille durant laquelle elle a beaucoup oeuvré, notamment sur le front. Pourquoi avoir choisi la forme du roman plutôt que la biographie? La forme de la biographie me paraissait un peu rigide et, par ailleurs, je ne suis pas historienne de formation, mais professeur de lettres. J'ai préféré replacer les éléments de sa vie dans une trame romanesque afin de mettre à la fois en exergue son côté féministe, de femme forte, et sa fragilité dans son introspection. Volontaire au point où elle choisit de mettre fin à ses jours, de façon lucide et assumée, après la guerre, se sachant condamnée par un cancer... On voit la féministe et la femme de poigne qui assume ses choix, qui ne se victimise pas par rapport aux autres, qui avance en fonction de la voie qu'elle a choisi de se tracer. Elle a d'autant plus de mérite qu'évoluant déjà dans une société à l'époque misogyne, elle travaille dans le milieu médical qui l'est encore davantage, sans parler des services de l'armée qu'elle rejoint où les militaires se révèlent plus radicaux encore à ce sujet.... Au moment où elle reçoit sa lettre de mobilisation, Nicole Mangin a déjà vécu la misogynie des hommes dans son parcours d'étudiante, dans son parcours médical. Mais, effectivement, elle sait qu'elle va avoir maille à partir avec les soldats. Et pour autant, elle avait un rapport très privilégié avec ses poilus, avec ses malades qui la respectaient énormément. Certes, il y a la misogynie des hommes qui font preuve au départ d'une sorte de méfiance face à ses compétences. Mais une fois qu'elle a fait ses preuves, ils lui sont vraiment très redevables. Ils sont touchés par ce qu'elle est, et la respectent énormément. D'ailleurs, ils lui ont offert une plaque écrite magnifique, portant une citation de Kipling: la seule récompense qu'elle ne recevra jamais de son vivant... Pour les médecins hommes, le Dr Nicole Mangin représente un danger en tant que collègue? Elle était sur le front, alors que les médecins en chef qu'elle a rencontrés n'étaient pas du genre à trop se mouiller. Pas autant qu'elle, qui se rendait dans les baraquements. Elle a cependant croisé un médecin qui, pendant cinq mois, a écrit à sa hiérarchie en demandant qu'elle s'en aille, par pure misogynie, alors que Nicole Mangin ne le dérangeait pas, que chacun travaillait de son côté. Mais le fait qu'elle soit une femme le hérissait. Les médecins hommes craignaient pour leur statut? Je pense plutôt qu'il y avait une espèce de mépris qui passait au-dessus de tout. Et le fait de devoir la voir comme leur égale les dérangeait fortement. L'armée et la médecine cultivaient l'uniforme. La grande muette n'en disposant pas de féminin, lui a donné celui de doctoresse... de l'armée britannique! L'armée française n'en disposait pas, puisque le statut n'existait pas. Elle avait travaillé à Ypres, en savez-vous un peu plus à ce propos? Oui, mais on ne possède aucun document à propos de son passage à Ypres, bien qu'il soit notifié dans sa biographie officielle entre guillemets. Elle s'est beaucoup déplacée sur le front durant la Première Guerre, mais les archives de l'armée sont peu loquaces à ce propos. La grande muette étant gênée par son sexe, le service historique des armées à Vincennes n'a pas fait grand-chose pour laisser trace de son action ou conserver son dossier. Son amitié avec Marie Curie est-elle avérée? Elles ont travaillé ensemble, c'est certain. Sont-elles devenues aussi amies que je le décris? C'est mon parti pris de romancière. Mais elles se sont beaucoup côtoyées, ont travaillé ensemble et cela me paraissait intéressant de les faire se rapprocher. Elles ont vécu dans leurs tranchées féministes afin de combattre la misogynie? (elle rit) Voilà! Dans le 15e arrondissement de Paris, rue Desnouettes où se tenait l'hôpital école d'infirmières Edith Cavell où Nicole Mangin a enseigné, a été apposée il y a quelques temps une plaque indiquant que s'y tenait précédemment l'hôpital école où a travaillé Marie Curie... mais sans mentionner le nom de Nicole Mangin! Un timbre à son effigie a tout de même été édité, ce qui n'est pas rien, certes, mais sinon, il y a juste une pauvre allée dans le 20e arrondissement de Paris qui porte son nom. Ce n'est tout de même pas grand-chose...