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Votre ouvrage présente " la carte et le territoire " ?En effet. C'est une recherche d'identité : que signifie ce mot de Belgique, autant pour les Belges que pour les étrangers, d'une façon symbolique autant que réelle. Comment cela fut notre vrai vécu, notre passé, comment a-t-on construit une vie ensemble, quelle image cela fait-il émerger, qu'associe-t-on à la Belgique ?Carte et territoire, car j'ai arrêté cette anthologie en 1970, ce qui coïncide avec la première réforme de l'état, moment où les images ont changé : la Flandre a développé un ministère de la culture, la Wallonie en contrepartie s'est soit réfugiée dans une Belgique fantasmée d'avant, soit dans la construction d'une identité wallonne en contre-point, sans que cela soit naturel.Et pour parler de cette nouvelle Belgique en train de se faire, je ne disposais pas du recul nécessaire.Vous évoquez, toujours à partir de textes littéraires ou de documents, notamment les béguinages...Cela fut une découverte. Le début des béguinages se situe en 1173 à Liège sous Lambert le Bègue : ces institutions vont développer une spécificité belge, avec des liens très forts plus tard avec le symbolisme, le surréalisme, le dadaïsme, au niveau du rapport au langage et d'une forme de radicalité dans les arts.Les béguines étaient à la fois dans la société et en dehors, un peu comme les artistes : un grand mouvement européen, ensuite interdit au Concile de Vienne en 1312. Sauf en Belgique, où il fut encore autorisé par une bulle papale six ans plus tard. Cette interdiction s'explique par le fait qu'à ce moment en Europe, on compte plus d'un million de béguines : à Bruxelles, elle représente 4% de la population ! Un courant de pensée puissant donc, mais qui effraie par sa radicalité et son discours, semblable à celui de Maeterlinck bien plus tard : faire le vide en soi pour faire advenir Dieu. L'auteur de L'oiseau bleu fait quant à lui parler ses personnages au travers d'un langage le plus vide possible afin de s'ouvrir au cosmos, ce qui procède de la même démarche.La peur de la radicalité par les instances religieuses traditionnelles à l'époque, un peu comme dans le cas des cathares, va amener à supprimer cet " ordre ". Mais pas en Belgique où naîtront les béguinages, façon de cerner les béguines, de les surveiller ; et elles vont dès lors perdurer.Cela me permet de tisser des liens, car parmi les sept thématiques développées dans le livre, celle qui suit les béguinages concerne la mine.Or, cet amour des béguines qui était un pacte avec Jésus, consistait en une poésie amoureuse, appelée la Minne.Suis juste après dans l'anthologie, Van Gogh, venu évangélisé le Borinage et qui descend dans la... mine. À l'instar des béguines, il sera mis au ban de la société, car considéré comme trop radical, souhaitant être aussi pauvre que les pauvres. Van Gogh sera transféré de Wasmes à Cuesmes, ce qui se révélera être son vrai voyage en Belgique : tout son amour pour les autres, son évangélisation va se transformer en peinture ; c'est au cours de ces trois kilomètres qui séparent les deux villages qu'il va devenir peintre, comme il l'explique dans ses lettres reprises dans le voyage en Belgique.Vous illustrez également au travers des auteurs les champs de bataille, plus de 300 en Belgique ! Laquelle aurait été le champ de bataille de l'Europe ?Un lieu d'enjeux majeurs. Ce qu'il y a de passionnant dans ces écrits sur les champs de bataille, qu'ils soient décrits par Stendhal dans La chartreuse de Parme, Diderot dans Jacques le fataliste et son maître, ou des récits d'après témoignages, c'est de voir à quel point cela a été facteur de mythes. Henri Conscience fera un mythe flamand de La bataille des Éperons d'or en 1302, alors qu'il y avait autant de Namurois.... Waterloo par exemple est vécu comme une victoire par les Flamands et une défaite pour les francophones. Marcel Thiry lorsqu'il écrit Échec au temps, la transforme en victoire.Tous ces champs de bataille me permettent de montrer en quoi la Belgique est le miroir de l'Europe, parce que ces affrontements se déroulent tous dans l'optique d'une construction de l'Europe. Ce pays représente un concentré du continent.Au niveau de la rédaction et la mise en forme de cette anthologie, vous dites vous être inspiré de l'oeuvre de Claudio Magris...Je fais une anthologie littéraire en tentant par ailleurs d'analyser différentes formes de styles littéraires qui peuvent nous amener à acquérir une certaine connaissance de ce que peut être la Belgique.Et en cela Magris m'aide, à l'instar de philosophes-anthropologues- historiens comme Michel de Certeau qui explique que l'histoire est aussi une forme de poétique. J'ai tenté de faire un livre d'histoire dans tous les sens du terme et d'analyser la construction d'une identité et d'une forme de poétique.Magris tente de démontrer que lorsque l'on travaille des identités, il convient d'éviter de le faire dans le sens d'une authenticité historique, d'une pureté du retour aux sources qui peut mener au nationalisme. Mais il existe une sorte de poétique que j'essaie de trouver dans la quête des origines et des sources.Vous mélangez documents officiels, histoire romancée, et fictions...Et fantasmes. J'envisage les champs de bataille autant pour ce qu'ils ont eu de déterminants dans les grandes orientations politiques de l'Europe que ce qu'ils ont généré comme image et imaginaire.La Belgique, pays où l'on n'arrive jamais écrivez-vous, pays imaginaire et de l'imagination ?Totalement. En France, l'on parle du roman national, ici d'anthologie nationale. L'objet même d'anthologie m'intéressait en tant que mosaïque : au moment de l'unification de l'Allemagne et de l'Italie, les nombreuses anthologies ont joué un rôle.En Belgique, nous hiérarchisons moins, n'étant pas un pays centralisateur et jacobin. Les formes d'art ou de pensée s'y développent également via la périphérie : il n'y a pas une façon pure d'écrire un roman ou la langue. Lemonnier, Eekhoud ou Verhaeren usaient du style coruscant qui intégrait les patois. Il n' y a pas cette idée de hiérarchie dominante : on peut écrire dans la peinture et mélanger les formes artistiques, ce que j'ai fait.Vous parlez de plasticité du pays dans l'introduction : la plasticité décrite par le plasticien ?J'ai tenté de trouver ma juste place pour faire cette anthologie. Comme plasticien, j'utilise tout ce dont je peux disposer, y compris l'écriture... Dans le cadre de cette l'anthologie, j'ai compilé tout type de formes écrites : des poèmes, des actes syndicaux, des chansons, la constitution belge... Mon intention était de ne pas hiérarchiser dans tout ce qui peut contenir l'idée de la Belgique.La Belgique, pays d'abord intérieur ?J'évoque souvent cette frontière intérieure, d'un point de vue autant réel que symbolique.Contrairement à d'autres pays, la Belgique s'est quasiment plus construite par rapport à sa frontière intérieure, qui forme sa dynamique institutionnelle. Une des thèses qui parait les plus fiables quant à son origine serait celle de la voie romaine et ligne de défense face aux Germains : Aix-la-Chapelle-Bavais. Mais sans certitude : notre retour aux sources reste un peu flou, et brumeux, comme cette "terre de brumes" qui forme l'une des parties du livre.Fallait-il de la distance être à Liège ou Paris, vos deux lieux de résidence, pour composer cette anthologie ?Au départ l'éditeur français voulait surtout parler des voyageurs du 19e qui découvraient la Belgique : mais Jean-Luc Barré qui dirige la collection Bouquins a accepté que je prenne un point de vue plus large. Je me suis senti à ma place, dedans et dehors à la fois, sans savoir exactement où j'allais, sauf qu'il s'agirait d'une recherche d'identités : une quasi-réponse à Sarkozy et son ministère de l'Identité nationale. Partir d'une anthologie littéraire, me permettait de mettre en exergue des écrivains qui travaillent le fond et la forme, et qui révèlent à la fois un point de vue particulier et universel.L'ouvrage se termine sur "Le chagrin des Belges" d'Hugo Claus...Ce n'est pas un hasard. Hugo Claus qui aurait très bien pu écrire en français, y évoque des fondements très anciens du pays, de sa forme unitaire, avec une certaine nostalgie. Il aborde également dans ce livre la question religieuse, celui de la guerre. Claus a parfaitement cerné tout ce que fut cette Belgique.