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Revenant sur la pratique des chirurgiens expérimentateurs au 20e siècle, Catherine Rémy, chargée de recherche au CNRS dont les principaux thèmes portent sur les relations entre hommes et animaux, essaie de comprendre les motivations des chercheurs et cliniciens. Les échecs successifs, réactions et résistances que la xénogreffe a suscités expliquent pourquoi elle continue d'inquiéter aujourd'hui dans une société de plus en plus sensible au bien-être animal. À travers une double enquête - historique et ethnographique, au sein d'un laboratoire expérimental français -, Catherine Rémy, que nous avons rencontrée, a analysé cette pratique et a retrouvé et recueilli le témoignage de ses praticiens passés ou actuels. Le journal du Médecin: La première xénogreffe a lieu assez tôt... Catherine Rémy: Des essais entre espèces animales se déroulent dès la fin du 19e siècle pour ensuite passer à l'humain. Je fais plutôt remonter l'histoire de la xénogreffe à la première xénotransfusion de sang: au 17e siècle, un médecin, Jean Denis, va tenter des transfusions de sang entre agneaux et humains. Immédiatement, il y a des réactions très clivées à cette tentative que l'on retrouve au début du 20e, en 1910, autour des essais de Serge Voronoff. Ce chirurgien, très bien intégré au monde médical de l'époque, va réaliser son protocole sur une dizaine d'années au travers de centaines de xénogreffes. Il est très commenté à la fois dans le monde médical et par le grand public. Un débat s'instaure à cette époque, qui va se structurer autour de l'utilité de ces greffes: on a accusé Voronoff de faire un "viagra" avant l'heure. La visée est en effet essentiellement sexuelle, puisqu'il s'agit de glandes de testicules prises sur des primates qui vont être insérées sur des humains.Le chirurgien se défend en affirmant s'inscrire dans la tradition médicale et chirurgicale qui cherche à revigorer l'organisme humain: il s'agit de travailler la question hormonale, la visée est donc tout à fait thérapeutique dans ces greffes. Mais, d'emblée, cela suscite la controverse, notamment également autour de l'utilisation du corps des animaux, principalement en Grande-Bretagne. En France, ses opposants lui reprochent d'instrumentaliser le corps des primates et finalement aussi de peut-être bestialiser l'humain. Mais c'est dans l'Hexagone qu'il y aura à l'époque les essais les plus aboutis. C'est le pays de la médecine expérimentale et de l'expérimentation animale. Voronoff est connu dans toute l'Europe, et se rend au Royaume-Uni car beaucoup de Britanniques viennent se faire greffer à Paris. Durant une conférence à Cambridge, il est attaqué par les militants antivivisectionnistes. La première xénogreffe réussie a lieu sur un humain aux États-Unis en 1963, et voit le patient y survivre deux mois. Sa mort serait-elle due au fait que les médecins ont voulu le renvoyer trop rapidement chez lui, le côté spectaculaire et la publicité qui en résultaient prenant le pas sur la santé du patient? Je n'ai pas la réponse. Mais dans ce cas - celui de Jefferson Davis, un docker d'une quarantaine d'années qui souffre notamment d'insuffisance rénale et se voit greffer un rein de chimpanzé -, effectivement, l'équipe médicale semble complètement galvanisée par les premiers résultats. Ses paramètres sanguins sont bons, il commence à aller mieux et ils décident de médiatiser le cas, de faire sortir le patient de l'hôpital pour les fêtes de Noël, sorte de cerise sur le gâteau, montrant qu'il peut reprendre une vie normale. Mais il doit retourner à l'hôpital quelques jours plus tard... On peut dès lors tout à fait imaginer que l'équipe médicale a commis une énorme erreur et précipité très certainement la pneumonie qui va lui être fatale. Une autre greffe est menée sur Edith Parker, grande réussite du protocole puisqu'elle va survivre huit mois avec son greffon de rein de chimpanzé et va même reprendre son métier d'institutrice. L'équipe médicale a pris beaucoup plus de précautions et n'a pas médiatisé la greffe, ne la dévoilant qu'à l'obtention du temps de survie.La cause du décès dans la littérature de l'époque n'est jamais liée à la greffe... Tout à fait. Ce qui ressort à chaque fois, c'est que le décès ne serait pas lié à la greffe, ce qui permet à ces médecins de conclure qu'ils peuvent continuer.On constate un racisme patent aux USA, où les premiers patients sont des Noirs et, quand ils ne le sont pas, sont Blancs mais handicapés... Tout à fait. La logique des patients vulnérables joue à plein : ces tentatives ont lieu dans les États du vieux sud américain, les États ségrégationnistes. La façon d'y appréhender la médecine est très particulière : on y a énormément utilisé le corps des patients noirs pour mener des formes d'expérimentation. On trouve ces fameux Charitable Hospitals, dans lesquels la plupart des patients sont des Noirs pauvres qui viennent s'y faire soigner. Il y a aussi quelques Blancs pauvres, mais ce sont en majeure partie des Afro-américains, lesquels constituent un vivier pour les médecins.On a également connu, à l'inverse, des greffes humaines sur des animaux... Oui. Voronoff rencontre Ilia Ivanov, chirurgien russe dont le projet est de créer des hybrides primate et humain. Il se lance en association avec Voronoff dans une tentative de greffes d'ovaires de femme sur une guenon, pour ensuite tenter la reproduction, sans qu'ils aillent au bout de leur projet. Mais les essais de xénogreffes de début de 20? réactivent tout un imaginaire autour des hybrides, foisonnant dans l'Europe des 17? et 18? siècles : de nombreux savants tentent de faire se reproduire des espèces différentes entre elles. Cette idée d'hybridation porte en elle un racisme sous-jacent, puisqu'elle sous-tend que peut-être certains métisses ou personnes de couleur seraient issus de cette hybridation. Le fait que la France est à l'époque le pays de la médecine expérimentale et de l'expérimentation animale ne serait-il pas un héritage de Descartes, lequel compare l'animal à une machine? C'est l'hypothèse que j'énonce: si la médecine expérimentale est si puissante en France, c'est parce qu'au fond, c'est le bastion du cartésianisme, lequel permet de légitimer facilement cette disponibilité totale du corps des animaux pour la science. C'est clairement énoncé dans les textes de François Magendie ou Claude Bernard. Au nom du progrès scientifique s'opère cette coupure radicale. Albert Schweitzer montre quant à lui de la compassion pour les animaux, étant plutôt de culture allemande que française.... Effectivement, et ce sentiment compassionnel prôné par Schweitzer notamment finit par s'imposer en France. Le tournant, ce sont les années 1960, où les premières réglementations voient le jour et commencent à entraver la liberté totale des expérimentateurs. Jusque-là, le comité d'éthique était juge et partie, puisque les médecins s'y jugeaient entre eux... Oui, en France en tout cas, les expérimentateurs sont encore surreprésentés dans les comités d'éthique. Il y a bien une régulation, une loi, des contrôles, des inspecteurs vétérinaires qui vont dans les laboratoires, mais leurs visites se font sur rendez-vous et n'ont dès lors pas du tout la force coercitive des contrôles réalisés à l'improviste. Elles s'effectuent dans la collégialité avec les expérimentateurs, qui gardent la main sur ce qui se passe dans le laboratoire. La vraie rupture sera 2010, et la réglementation européenne qui critique ouvertement cet entre-soi des comités d'éthique en exigeant l'intégration de personnalités extérieures, un droit de regard de la société sur ce qui se passe dans les laboratoires. Le chercheur et le clinicien n'ont pas du tout les mêmes objectifs... Les chirurgiens des années 1960 aux États-Unis vont s'engager dans des protocoles très critiqués, parce que se situant excessivement du côté expérimentation. Ce sont les cliniciens qui vont mettre le holà. Votre enquête met-elle en évidence une différence entre médecins et chirurgiens? Les chirurgiens vont être les véritables porteurs de cette idée de greffe et de xénogreffe parce qu'ils ont, en quelque sorte, les mains dans le cambouis. Ils sont au coeur de la machinerie et très impliqués dans la médecine expérimentale. Les chirurgiens ont à la fois cette connaissance des corps animaux sur lesquels ils s'entraînent, tout en étant au coeur de la machinerie humaine. Ils constituent la communauté des transplanteurs. Avec l'irruption du sida, y a-t-il eu un arrêt de l'usage du singe au profit du cochon? La question virale a effectivement été un tournant. Déjà, dans les années 1960, on décide que le chimpanzé ne peut plus être donneur pour des raisons morales, parce que trop proche de l'humain. Dans les années 1980, on utilise désormais des babouins. Mais à la fin de cette décennie, on pose l'hypothèse sérieuse, testée par des chercheurs, que les chimpanzés de Voronoff sont à l'origine de la transmission du VIH, ce qui sera réfuté. Mais, effectivement, la question virale finit par discréditer complètement le modèle primate au profit de porcs, désormais génétiquement modifiés afin de fournir des organes compatibles avec le corps humain (une greffe de rein de porc génétiquement modifié a eu lieu aux USA en novembre dernier sur une patiente, Towana Looney, et est toujours en cours, NdlR).