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A la question de savoir si la peur ne serait pas finalement le meilleur moteur de l'innovation, Julia de Funès nuance: "Les moments de rupture et d'arrêt brutal sont aussi des moments de meilleures chances d'innovation de progrès et de changement. Sans nier l'aspect catastrophique que l'événement représente pour certains, avec des deuils cruels, de la souffrance, des pertes d'emplois, il faut pouvoir reconnaître qu'un tel événement est efficace pour contraindre l'esprit à un changement de paradigme. Les grands progrès proviennent de ruptures. Bachelard le disait pour la science, affirmant que chaque innovation scientifique précède un changement brutal, mais c'est également vrai pour la vie. Il est souvent difficile d'être dans l'action et en même temps dans la réflexion. La période confinée nous a imposé un temps long plus propice à la remise en question et à la réflexion. Prisonniers d'un lieu, nous avons été libérés d'un temps, parfois usant, destructeur, celui de la rapidité, de l'agitation, de la dispersion. La peur est ambivalente. Elle a une face négative, engourdit les intelligences, abolit les risques, paralyse la science. Cela pousse à tout réglementer, donc à paralyser l'action. Elle n'est pas nécessairement moteur d'innovation. Mais il y a aussi une heuristique de la peur, elle peut se transformer en un moteur de recherche et d'innovation, parce qu'en cas de doute on peut imaginer le pire, et on invente alors pour faire face aux risques. La peur a une fonction d'action et un principe d'action sage. Tout dépend du degré".Pour une observatrice aiguë de l'entreprise et du "management", la modification la plus spectaculaire liée au Covid est l'émergence du télétravail, jusqu'à il y a peu réservé à une frange limitée des tâches et devenu la règle quasi absolue. "Trop souvent on pense que pour être collectif, il faut un objectif commun. Cela ne suffit pas. Les managers le savent très bien, on peut avoir une stratégie très claire et malgré cela des gens qui se sentent très vite désengagés. Un objectif commun est donc nécessaire mais pas suffisant. Ce qui crée une force collective, très forte, c'est la conscientisation d'un danger ou d'un risque. C'est exactement ce que la crise nous a montré. On a applaudi les personnels soignants ou les métiers de premier rang en sortant sur nos balcons, parce qu'on s'est senti menacé dans notre santé physique. On a ressenti le besoin d'une solidarité. Mais la solidarité suppose la conscience d'un intérêt individuel, c'est très difficile de demander aux gens d'être solidaire s'ils n'y voient pas leur intérêt personnel. La solidarité, ce n'est pas la générosité, elle inclut son intérêt personnel. Le collectif émerge à partir d'une conscience d'un risque et d'une menace. Ce n'est pas péjoratif de le dire, c'est un constat. Quand les ouvriers sont le plus solidaires? Quand l'usine menace de fermer. Quand les sportifs sont le plus unis? Quand il y a un risque de perdre, un enjeu, la conscience d'un risque".Mais le télétravail ne conduit-il pas à un isolement délétère? "Cela représente en effet des dangers, mais que je ne relie pas spécialement au télétravail, mais bien à la période de confinement qui a délité les liens sociaux et qui a rendu le collectif plus difficile. Mais ce n'est pas le télétravail en soi qui va empêcher de travailler collectivement. C'est trop facile de remettre sur le télétravail une difficulté organisationnelle ou une absence de volonté de se retrouver. C'est une erreur de jugement de condamner le télétravail dans une période de confinement. Dès qu'on sera sortis de cette période, je pense qu'on retrouvera une hybridation qui peut être très fructueuse. En effet, les outils numériques ont permis de conserver virtuellement et artificiellement ces liens sociaux. Or, ils peuvent être discriminants puisque là aussi, ceux qui n'en sont pas munis se retrouvent exclus. Selon moi, les inconvénients du télétravail sont avant tout politiques, comme les inégalités sociales. Je pense aux enfants qui n'étaient pas outillés pour poursuivre leur scolarité de manière continue, ou encore aux personnes âgées. Et les entreprises qui n'étaient pas mûres numériquement se sont très vite retrouvées larguées. On voit très clairement que le travail à distance amplifie les inégalités sociales. Y compris au sein des entreprises, entre le personnel qui peut télétravailler parce que le métier le permet, et ceux qui ne le peuvent pas."Qu'est-ce qui changera fondamentalement lorsque la crise sera passée? "Tout ne changera pas et rien ne changera pas non plus, car on voit qu'il y a des changements qui s'inscrivent dans un temps long et le télétravail en fait partie. Le télétravail s'est en effet généralisé. Il s'agit d'une tendance de fond qui est appelée à s'inscrire dans la durée. Ce que l'on remarque, c'est que les gens sont plutôt heureux de ce changement. En France, 70% des salariés plébiscitent le télétravail. Les salariés ont gagné en autonomie, car le télétravail représente à la fois une liberté spatiale et un gain temporel. Mais le télétravail permet aussi et surtout une libération psychologique. Moins visible nous gagnons en liberté. Ce qui suppose une confiance de la part de la direction. Par ailleurs, selon les études de l'institut Petterson, les gens sont plus efficaces avec ce système: il y a moins de dispersion et la comédie humaine qui se joue habituellement dans les bureaux s'atténue.""Depuis quelques années, on a fait du bonheur au travail une espèce de mode. Or, avec cette crise, nous venons de réaliser concrètement que ce mieux-être au travail réside en partie dans cette libération accordée aux salariés grâce au télétravail notamment. Le télétravail change le rapport qu'on a à son travail, avec son entreprise. Ça change aussi le sens du management. A nous d'en faire quelque chose de positif, d'en tirer les bienfaits et de s'adapter. Le travail est devenu un moyen au service de l'existence plutôt qu'une finalité. Avant, le travail représentait un but en soi: on entrait dans une entreprise et on y restait toute sa vie. La vie professionnelle était réussie et ça suffisait d'une certaine façon. Les plus jeunes générations sont beaucoup plus flexibles. Le sens du travail change, il est davantage considéré comme un moyen, et c'est plutôt positif. Travailler pour travailler n'a aucun sens ; si notre travail a du sens, c'est parce qu'il est au service d'autre chose: gagner de l'argent, nourrir sa famille, s'acheter une maison, etc. Ça recadre le travail à sa juste place. C'est un changement de paradigme à adopter qui sera salutaire à terme. Que ce soit dans les sciences, dans les arts, dans le management, des périodes de rupture, d'arrêt brutal, comme celles que l'on vient de vivre sont souvent des moments de grande avancée et d'innovation: c'est parce que l'esprit est contraint de changer de paradigme qu'on va transformer et se remettre en question. "Ce n'est pas en perfectionnant la bougie qu'on a inventé l'électricité", comme disait Pierre-Gilles de Gennes (prix Nobel de physique en 1991 ). Je suis très optimiste sur la capacité darwinienne de l'homme à s'adapter et à innover."Sur la séparation vie professionnelle et vie privée mise à mal par la généralisation du télétravail, l'experte offre une opinion divergente: "Je n'y ai jamais vraiment cru, car c'est oublier toute la dimension holistique et globale de l'individu et de la vie. On est un et on ne peut pas compartimenter les choses de façon très nette. Et le télétravail accentue ce télescopage des sphères. On l'a vu lors du premier confinement, on était tout à la fois: parent, enseignant, femme de ménage, cuisinier, employé. Penser qu'on peut séparer vie pro et vie perso, c'est un artifice de la pensée. Il suffit d'un grain de sable dans l'une pour se rendre compte du télescopage des genres".Et pourquoi nos entreprises ne font-elles plus rêver? "Nous manquons d'ambition, car nous avons très peur de l'échec. En France, on crève parfois de ne pas oser. Mais nous avons d'autres atouts: cette liberté d'esprit, par exemple, qui nous vient des Lumières. Aujourd'hui, les entreprises qui "s'américanisent" vont à l'encontre de ce qui fait l'atout majeur de l'Europe. Quoi qu'on en dise, les États-Unis restent très conformistes. Nous ne devons pas essayer de copier le modèle américain ou chinois. Il faut miser sur nos atouts: un savoir-faire, un savoir-être et une liberté d'esprit spécifiques".