De plus en plus de patients sont dépendants à la cocaïne. Comment les aider sans se sentir démunis? Le Dr Felix Hever a donné des pistes lors d'un séminaire au CHU Brugmann.
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"La cocaïne pose de nombreux défis: cette addiction est très hétérogène et entraîne beaucoup de comorbidités, seuls 20% des patients demandent une prise en charge, il n'y a pas de guidelines spécifiques et pas de médication officielle, on recommande les interventions psychosociales mais elles sont souvent chères et beaucoup de patients ne les terminent pas. Il y a donc parfois un certain nihilisme dans la prise en charge des troubles de l'usage de cette drogue. C'est pour ça que j'ai intitulé de façon un peu provocante ce séminaire 'la cocaïne, une épidémie sans espoir? '", commente le Dr Felix Hever, assistant en 4e année de psychiatrie au CHU Brugmann. Environ 85% des patients qui demandent une prise en charge sont des hommes, la plupart consomment quotidiennement ou plusieurs fois par semaine, un quart fume du crack. "Les prix de la cocaïne restent plutôt constants alors que la pureté augmente. Il y a donc une sorte de démocratisation de cette drogue avec des personnes qui ont moins de moyens financiers qui peuvent en consommer, et d'autres qui ont des moyens et qui prennent du crack, ce qui était plutôt mal vu auparavant. La consommation se généralise donc dans les deux sens." La Belgique fait office de capitale de la cocaïne en Europe, le port d'Anvers étant celui où il y a le plus d'importations. Bruxelles se place en 4e position des villes européennes (Anvers est n°1) où l'on retrouve les plus hautes concentrations de métabolites de la cocaïne dans les eaux usées. Si le chiffre de prévalence chez les 15-34 ans (1%) est plutôt bas dans notre pays, le nombre de patients qui demandent une prise en charge a doublé entre 2009 et 2017. "Est-ce une épidémie? Difficile à dire. Aux États-Unis, dans les années 90, il y avait une épidémie de crack, qui s'est calmée mais réaugmente actuellement. Il y a toujours des fluctuations, nous assistons donc peut-être à une épidémie de cocaïne pour le moment, qui pourrait diminuer dans dix ans..." " Il est toujours intéressant d'écouter les usagers: 'le meilleur orgasme que j'ai jamais eu', 'les pensées défilent rapidement mais, physiquement, j'étais très relaxé'... Parmi les effets désirables, il peut y avoir une stimulation mais aussi parfois une relaxation, une euphorie. Ceux qui s'injectent ou fument du crack parlent d'un flash, d'une euphorie intense de courte durée. Ça donne confiance en soi, envie de parler...", ajoute-t-il. La biodisponibilité est assez haute: intranasale (94%), fumée (70%, voire 100% pour les utilisateurs expérimentés) et IV (100%). Les effets sont les plus rapides en fumant et par IV (10 secondes). Par contre, ils sont très éphémères (3-5 minutes), un peu plus long en sniffant (15-30 minutes). "La voie fumée est la plus plaisante, la plus intense, et le potentiel addictif est donc le plus haut pour le crack." En cas de consommation régulière, il y a beaucoup d'adaptations neurobiologiques et une activation dopaminergique et glutamatergique. Le Dr Felix Hever pointe le rôle de la deltaFosB, une protéine exprimée quand on prend de la drogue et qui pousse les usagers à en chercher plus: "Pendant que delta FosB est présente dans le cerveau, une même dose de cocaïne aura plus d'effet. Or, cette protéine subsiste environ deux mois, ce qui signifie qu'il y a plus de vulnérabilité pour une rechute pendant cette période." Il ajoute que 20% des personnes qui essaient la cocaïne deviennent dépendantes: "Les patients sont très hétérogènes, il y a les consommateurs du samedi en boîte (dès lors, est-ce un trouble? ), ceux qui en prennent au travail mais fonctionnent bien, les SDF désinsérés, les polyconsommateurs, l'automédication (pour un TDAH)... La polyconsommation est très fréquente, souvent avec de l'alcool pour descendre, des benzos, du tabac, du cannabis..." La combinaison cocaïne/alcool est particulièrement dangereuse. "On peut diminuer un peu la sédation de l'alcool avec la cocaïne et, inversement, pour descendre de la cocaïne, on peut boire de l'alcool pour mieux dormir", met en garde le psychiatre. "Cette combinaison produit un métabolite actif: le cocaéthylène qui accroît les effets euphoriques de la cocaïne. C'est la seule fois où le corps produit une substance psychoactive! L'élimination de la cocaïne est plus lente et son effet plus long quand on la consomme avec l'alcool. La mauvaise nouvelle, c'est que le cocaéthylène est plus toxique au niveau cardiologique." Les complications médicales sont surtout cardio-vasculaires (HTA, infarctus cardiaque, thromboses artérielles et veineuses...), mais aussi neurologiques (AVC, épilepsie, déficits cognitifs), infectieuses, pneumologiques, ORL, dermatologiques. Chez les personnes dépendantes à la cocaïne, 75% ont au moins un autre trouble psychiatrique: un tiers ont des troubles de l'humeur, 15% des troubles psychotiques, 10% un TDAH, des troubles de la personnalité (antisocial, borderline), 23% des troubles anxieux... " Lors de la prise en charge, on voit ce que veut le patient, ce qu'il consomme, comment, les autres problèmes psychiatriques ou médicaux, son milieu social... Ensuite, on détermine la thérapie (ambulatoire, hôpital, combinaison des deux). En pratique, il faut bien connaître les priorités: s'il y a de graves complications, il faut d'abord les traiter et puis on peut passer au sevrage, à l'abstinence/rémission et traiter les comorbidités psychiatriques", souligne le Dr Hever. "À Brugmann, on fait un ECG, une biologie, une toxicologie sanguine (pour exclure une prise de benzos), un EEG et d'autres examens en fonction de la situation clinique. La toxicologie urinaire permet de retrouver la cocaïne chez les usagers qui consomment énormément jusqu'à sept jours après la dernière prise, et entre un et deux jours après une consommation unique. S'il n'y a pas de faux positifs, il y a jusqu'à 50% de faux négatifs, alors n'hésitez pas à refaire un test si vous avez un doute. Si c'est urgent, une chromatographie ou une spectrographie de masse donnera une réponse fiable et précise." Le syndrome de sevrage cocaïne est variable en fonction des patients (6-96 h). "Ce n'est pas un sevrage physique, il n'est donc pas dangereux, mais il peut être désagréable. Au début, les patients sont souvent fatigués, dorment beaucoup (un ou deux jours). Il peut y avoir une dépression, des idées suicidaires, de l'anxiété, des crises d'angoisse... L'appétit augmente significativement (certains patients prennent 20 kg en deux semaines! )." "Les stratégies de prise en charge non médicamenteuses sont prioritaires, écouter les patients, leur donner des choses à faire (activité physique, coping...). Si ça ne suffit pas, on peut traiter symptomatiquement (somnifères, antipsychotiques, acétylcystéine...). Les patients qui s'en sortent le moins bien sont ceux qui ont un syndrome de sevrage sévère, un craving important, une fréquence ou durée d'usage importante, d'autres addictions (alcool, tabac...), des traits de personnalité comme de l'impulsivité, la recherche de nouvelles sensations, une haute réactivité au stress, une prise de crack, une prédisposition génétique (haute héritabilité)." Au CHU Brugmann, la prise en charge se fait en ambulatoire ou en hospitalier avec une pré-admission, une durée de sevrage de 14 jours pour la cocaïne (21 jours s'il y a de l'alcool, des benzos, des opioïdes) et puis une postcure. "Ça, c'est la théorie", insiste-t-il. "En réalité, certains patients ne viennent pas à leur pré-admission, ne respectent pas le cadre, ne voient pas l'utilité de faire une postcure..." La rechute est possible après des années, à cause de facteurs de stress, de stimuli liés à la cocaïne (endroits, personnes, carte de crédit utilisée pour sniffer...) ou de la substance elle-même. Comment l'empêcher? "Grâce aux approches psychosociales. L'Intensive Outpatient Therapy (IOT, centre de jour, thérapie individuelle et groupe) est efficace pour la cocaïne, mais 15-60% ne terminent pas ce genre de programme. Le renforcement contingent positif semble être l'approche comportementale la plus efficace: on définit des objectifs thérapeutiques (test urinaire négatif/sem, rémunéré par voucher/cash), malheureusement, c'est trop coûteux et l'effet est éphémère après l'intervention. C'est pourquoi il faut la combiner avec d'autres interventions. Enfin, la thérapie cognitivo-comportementale (TCC) pour réduire ou éviter le craving, il faut reconnaître ses émotions, les gérer, apprendre des stratégies de coping: elle augmente la probabilité d'abstinence, même après parce que les patients appliquent ce qu'ils ont appris, mais une psychothérapie individuelle, à haute fréquence, c'est cher et il faut des thérapeutes formés." Pour le Dr Hever, la formule parfaite combine un centre de jour multidisciplinaire avec un programme de réintégration socioprofessionnelle, des thérapeutes TCC, avec des récompenses si les objectifs thérapeutiques sont atteints. "Comme c'est cher et qu'il n'y a pas assez de personnel, on donne des médicaments... Plusieurs sont prometteurs (amphétamines à longue durée d'action, topiramate...), d'autres sont en développement (enzymes, vaccin, psychédéliques...)." (lire JdM n°2731) "Comme les autres addictions, celle à la cocaïne est difficile à traiter mais elle ne semble pas plus grave que les autres. Il y a des complications psychiatriques et médicales importantes, surtout cardiovasculaires, il faut en parler au patient et faire de la psycho-éducation. Avec toutes ces données, le nihilisme ne semble pas justifié même s'il faut plus d'études, plus d'investissements financiers et plus d'investissements de la part des soignants pour mieux comprendre et soigner ce trouble", conclut le Dr Hever.