...

Première question posée au spécialiste: quelles sont les technologies médicales influencées par l'intelligence artificielle? "Si vous voulez une réponse simple et rapide: toutes!", répond le Pr Philippe Coucke. "Même dans des domaines insoupçonnés. Prenez par exemple la maladie d'Alzheimer: le machine learning permet de déterminer objectivement les troubles neurocognitifs d'un patient par l'analyse de ce qu'il dit, de sa rapidité, du choix de ses mots. Même en santé mentale, l'intelligence artificielle a sa place. Certains patients peuvent se confier plus facilement à un chatbot car ils savent qu'ils ne seront pas jugés par un humain."Cela n'empêche pas le mésusage. Récemment, La Libre rapportait le cas d'un jeune père de famille qui s'est donné la mort après six semaines d'échanges intensifs avec un Chatbot nommé Eliza. "Bien sûr, il y a des limites. Toute technologie a des avantages et des inconvénients. Cela dépend de ce que nous voulons en faire. Science sans conscience n'est que ruine de l'âme, disait Rabelais", explique le professeur de l'ULiège. "Il faut rester pragmatique et réaliste: on crie à hue et à dia que l'on fait face à une pénurie de personnel dans toutes les professions de soins. On le constate avec la fermeture massive de lits hospitaliers. En janvier 2023, il y avait plus de 2.600 lits fermés dans le monde hospitalier belge par manque de personnel. Il est grand temps d'automatiser ce que l'on peut. Nous n'avons plus d'échappatoire possible. Il faut utiliser le machine learning pour apprivoiser la quantité d'informations qui nous entourent."Il y a quelques années, le Pr Coucke annonçait le changement en profondeur prochain du métier de radiologue à cause de l'imminence des nouvelles technologies. "Aujourd'hui, j'irais même plus loin: tous les professionnels hyper spécialisés ont du souci à se faire. Pourquoi? Parce que les solutions de type machine learning dans des niches spécialisées sont relativement simples à développer. Plus vous êtes spécialisé, plus vite la disruption risque d'arriver."Aussi, contrairement à une idée reçue, l'intelligence artificielle ne concerne pas que la médecine prédictive, mais aussi le traitement, le diagnostic. "Je m'intéresse fortement à la science des réseaux, une science qui est née la première décennie de ce siècle, sous l'impulsion, entre autres, d'AlbertBarabási qui enseigne à la Northeasthern University de Boston. Cette science des réseaux - qui est notamment utilisée par les réseaux sociaux pour déterminer quel est le profil des utilisateurs, à quoi ils s'intéressent et prédire leur comportement - est également intéressante en biologie et en santé car elle permet de s'affranchir du canevas traditionnel maladie/symptôme qui met de côté l'approche holistique des soins. Coupler des analyses à large échelle (génétique, protéomique, microbiome), faire des liens entre des maladies et étudier la dynamique des liens entre elles, c'est ça, la science des réseaux appliquée à la médecine. On se rend compte que l'amas d'informations est gigantesque, et que ces informations ne sont pas isolées. Dans ces conditions, seul, en tant que médecin, en tant qu'humain, il est impossible de prendre une décision. Il faut une aide en matière de diagnostic, de traitement."Les prestataires de soins font preuve de résistance à l'égard des nouvelles technologies et de l'intelligence artificielle. "Ils ne sont pas idiots. Une grande partie de ce qu'ils font pourrait être automatisé. Pour certains, c'est la perte de la poule aux oeufs d'or. La responsabilité, également, ne sera plus la même. Le métier devra évoluer."Pour Philippe Coucke, il faut à la fois sensibiliser les soignants, mais aussi la population. "Je fais des conférences sur l'impact de l'intelligence artificielle sur le secteur des soins depuis 2016. Au début, on me prenait pour un fou. Puis, pour un homme dangereux. Aujourd'hui, certains ont compris qu'il va falloir changer. Cela passe par la formation et la sélection des soignants. Nous enseignons les métiers du siècle dernier. Il est ubuesque de voir qu'aucune sensibilisation n'est faite quant au big data, au machine learning, à l'intelligence artificielle. Cela passe également par la sensibilisation de la population, qui voit l'avènement des nouvelles technologies, via ChatGPT notamment."Comme dans les sciences de la vie, le machine learning en soins de santé se nourrit de données provenant du terrain. "Cela devrait être le cas. Mais le grand problème est qu'il y a un manque de culture de la donnée dans le secteur des soins", regrette le Pr Coucke. "Contrairement à d'autres secteurs où les données sont objectives et contrôlées, le secteur des soins de santé dispose de données trop hétérogènes. On ne peut être que frappé par la pauvreté et la médiocrité des données de santé. De nombreux articles démontrent que, dans un dossier médical, il y a de nombreux copier-coller qui provoquent de nombreuses erreurs, ne fut-ce que l'erreur de temporalité. D'une part, il y a trop de dossiers vides, peu ou mal remplis. D'autre part, il y a une répétition de données qui n'a pas lieu d'être et qui peut biaiser le machine learning. Il faut veiller à la qualité des données, sinon, comme on dit en anglais, c'est Garbage in, Garbage out."Pour le professeur Coucke, il faut du changement. "Je plaide depuis quelques années pour une réelle prise de conscience dans le secteur des soins sur l'importance de la valeur, de la qualité d'une donnée. Sans cela, le monde du big data restera une chimère dans le secteur des soins de santé. Le monde politique ne peut continuer à gérer la santé publique sans des données de qualité. C'est la B.A-BA."Si l'implémentation de l'IA dans les soins de santé est une nécessité, elle prendra du temps. "Aujourd'hui, les progrès sont exponentiels, mais pour mettre en place de telles avancées technologiques dans nos pratiques, il faut des moyens financiers", acquiesce, bien conscient du défi, Philippe Coucke. Pour le professeur de l'ULiège, ce n'est pas un luxe, mais une nécessité. "Le secteur des soins n'est pas au bord du gouffre. Il est dedans. Il suffit, pour s'en convaincre, de lire les derniers rapports Maha sur la santé financière de nos institutions. Quasi 100% des hôpitaux sont dans le rouge. L'écosystème dans lequel nous évoluons aujourd'hui n'est pas durable: nous n'avons ni les ressources humaines, ni les ressources financières pour faire face à une demande de soins qui ne fait qu'augmenter, avec l'inversion de la pyramide des âges - y compris au niveau des soignants - l'évolution des maladies chroniques et l'impact du réchauffement climatique. Le changement n'est pas facile, il nécessitera énormément d'investissements dans un contexte financier compliqué. Selon moi, le seul moyen d'y arriver est de réaliser un joint-venture entre le public et le privé. Le défi est majeur.""L'accélération des progrès technologiques est fascinante", conclut le Pr Coucke. "Cela donne le vertige, mais se mettre la tête dans la sable comme une autruche n'est pas la solution. Les défis qui nous attendent sont majeurs. La situation se péjore dans le secteur des soins. Il est urgent de changer. Les médecins qui ne comprennent pas cette urgence feront partie des dinosaures de l'histoire et vont disparaître."