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Comment définir la conscience ? Après bien des débats inhérents à l'usage polysémique du terme, un consensus s'est dégagé autour d'une définition opérationnelle : la conscience réside dans la capacité de se rapporter à soi-même des états mentaux. " La seule certitude que nous ayons est que nous possédons une vie mentale. C'est le cogito cartésien - Je pense, donc je suis ", indique le neurologue français Lionel Naccache, qui codirige l'unité de neuroimagerie et neuropsychologie à l'Institut du cerveau et de la moelle épinière (ICM - Paris). Il précise que grâce aux neurosciences contemporaines et à leurs outils de neuroimagerie, on s'est rendu compte que n'importe quelle région du cortex peut fonctionner de manière consciente ou inconsciente et donc que d'un point de vue cérébral, conscient et inconscient sont étroitement mélangés. " Voilà qui nous change du modèle psychologique traditionnel, où transparaît une hiérarchie entre un état "supérieur" et un état "inférieur" enfoui dans les profondeurs ", dit-il. Des travaux menés par Stanislas Dehaene, du Collège de France, et Lionel Naccache ont montré que des représentations mentales complexes, comme par exemple le sens d'un mot, peuvent être codées de façon inconsciente dans le cerveau. En fait, une myriade de circuits cérébraux très spécialisés travaillant en parallèle sont voués à l'élaboration continue de multiples représentations mentales inconscientes qui sont en compétition. Mais à l'instant où nous prenons conscience d'une de ces représentations, qui était sous-tendue au départ par un réseau cérébral spécialisé, elle accède à un vaste ensemble d'autres régions du cerveau que Lionel Naccache, Stanislas Dehaene et Jean-Pierre Changeux ont rassemblées sous le nom d'" espace de travail global conscient " - terminologie inspirée de la Global Workspace theory du psychologue américain Bernard Baars. La conscience émergerait donc d'un " dialogue " entre les régions constitutives de cet espace. Toutefois, à travers des travaux publiés en 2016 dans la revue Neuroscience of Consciousness, Benjamin Rohaut et Lionel Naccache ont mis en évidence, à l'ICM, que si le traitement sémantique inconscient d'un mot est une réalité incontestable, cette " mécanique " inconsciente est soumise à de fortes influences conscientes. " À chaque instant, notre posture consciente déteint sur la nature des opérations mentales qui se déroulent en nous inconsciemment, de sorte que nos préoccupations du moment, nos émotions, nos projets, etc. influent sur les traitements sémantiques inconscients auxquels notre esprit/cerveau se livre à notre insu ", explique Lionel Naccache. Dans son livre Le Chant du signe, édité en 2017 chez Odile Jacob, Lionel Naccache illustre le propos par l'exemple d'un cas personnellement vécu. Alors qu'il était interne dans un hôpital parisien et préparait un DEA ayant trait aux maladies induites par des protéines prions, il découvrit, sur la table de nuit d'un patient, la pochette d'un CD dont le titre était PRIONS. Il s'étonna que cette personne ait emporté à l'hôpital un CD relatif aux protéines prions. En fait, il n'en était rien. Il s'agissait d'un CD liturgique qu'avait emmené avec lui ce patient profondément chrétien. Pour Lionel Naccache, il ne fit aucun doute que son erreur d'interprétation était le fruit de son intérêt du moment pour l'étude des protéines prions. " Autrement dit, nos pensées conscientes déterminent à chaque instant une grille de lecture du monde qui va puissamment aiguiller la bascule interprétative inconsciente de la réalité que nous rencontrons ", dit-il. Les résultats expérimentaux nous éloignent d'une vision naïve du libre arbitre, où tous nos actes et toutes nos pensées résulteraient de notre volonté propre. " Néanmoins, souligne le chercheur de l'ICM, on comprend encore mal tous les aspects de la prise de décision. La question du libre arbitre demeure très spéculative. Aussi me semble-t-il plus fécond de s'intéresser à un concept qui a l'avantage d'être opérationnel, notamment dans le champ de l'éthique et de la morale : l'agentivité. "Il existe des comportements dont nous ne sommes pas les agents volontaires. C'est généralement le cas, par exemple, lorsque nous clignons des yeux. Mais il y a en revanche des décisions et des actions dont nous nous sentons subjectivement les agents. Selon Lionel Naccache, que nous soyons déterminés ou non à les prendre ou à les accomplir importe peu ; ce qui compte, c'est notre vécu, le sentiment que nous éprouvons d'être ou non " aux commandes ". De ce concept d'agentivité peut dériver une notion de responsabilité face à nos propres décisions et actions et par là même, une éthique et une morale. " C'est une position qui est lucide sur cette espèce de cécité qui est la nôtre quant aux vraies déterminations de nos pensées et de nos actions, mais qui a aussi le mérite d'être applicable. D'ailleurs, quand un tribunal essaie d'établir si un meurtrier est pénalement responsable ou non, la question est finalement celle de l'agentivité de ses actes ", précise encore notre interlocuteur. Mais au-delà du jeu qui s'opère dans notre cerveau entre processus conscients et inconscients, notre conscience posséderait une autre propriété fascinante que nous explorerons dans notre prochain numéro : dès qu'il accède à un état conscient, l'être humain éprouverait le besoin de créer du sens... en se racontant des histoires.