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Dans ce livre de textes d'abord, de photographies ensuite, Pascal Goffaux, journaliste culturel à la RTBF, évoque dans un écrit d'une nostalgie vertigineuse, le sentiment de vivre à côté de lui-même, d'exister de façon éthérée, à l'image de la relation au frère aîné qui, petit, vivait à distance, ou de celui, mort à la naissance, qui n'exista pas avant lui et qu'il dut remplacer, illégitime, au point de vouloir s'effacer sans se supprimer. Étranger à lui-même, Laurent Quillet l'est aussi qui s'efface à son tour des photos de famille, d'une vie de famille qu'il vide en effaçant le "d" du destin. Rencontre...en présentiel. Le journal du Médecin: avec vous, ce n'est pas le grand remplacement, mais le grand effacement? Pascal Goffaux: Il y a un lien très fort entre nous qui a trait à l'histoire familiale, liée à cette impression de ne pas occuper une place dans une famille. Personnellement, j'ai toujours eu l'impression d'être à côté de moi, de me regarder vivre depuis que je suis enfant. Et d'être plutôt dans l'observation, la réflexion et l'analyse par le fait même de la place que j'occupais dans la famille, avec cette situation tout à fait particulière d'avoir un frère, quelqu'un qui est proche de soi normalement, mais qui était distant géographiquement, car vivant sous le même toit, mais à un autre étage. Et puis des années plus tard, autour de cinquante ans, la révélation d'un secret de famille: il y eut un enfant mort que j'aurais pu connaître. Et j'ai vraisemblablement grandi à la place de ce mort dans l'imaginaire familial. Donc cette impression de ne pas exister ou d'être à la place d'un autre, c'est quelque chose qui conduit finalement à l'effacement ou la disparition de soi. Quelque part, dans la famille, vous étiez le troisième, vous êtes considéré comme deuxième... tout en vous attribuant la place de premier. P.G.: J'y ai pensé. C'est sans doute pour cela que le combat de Jacob et l'ange interviennent dans le livre, car c'est aussi le droit d'aînesse qui est en question dans cette histoire, puisque Jacob a usurpé son droit d'aînesse par rapport à son frère, sentiment insupportable, et qu'il combat. J'ai cru très longtemps que j'occupais effectivement la première place, parce que j'étais avec mes parents à l'étage alors que mon frère se voyait exclu du noyau familial et vivait un étage plus bas avec la grand-tante. Mais je me dis parfois que les exclusions sont plus douces que les accueils. Et donc, je ne sais pas si l'un de nous deux occupe une première place: je crois que nous étions tous deux exclus avec l'ambiguïté, dans mon cas, d'être exclu tout en étant physiquement proche de mes parents. Et pour vous Laurent? Laurent Quillet: Ce qui est bizarre c'est qu'au moment où ces photos sortent de moi, en 2016-2017, je le fais pour moi. Et cela m'amuse de voir cet objet, ce livre dans lequel nos deux oeuvres se complètent de façon si harmonieuse que, désormais, je ne pourrai plus regarder ces photos uniquement du point de vue de mon existence. Ce livre est finalement un duo de rapports intimes, et qui finit en symbiose... En ce qui vous concerne Pascal, l'on peut parler de "radio"-thérapie? P.G.: Oui, on peut parler de thérapie, mais pas de guérison, car cela permet de faire perdurer la question et progressivement, de l'éclairer. Quand j'ai appris ce secret de famille, ce fut un choc pour moi et je me suis dit que les deux options que j'ai choisies et auxquelles je ne pouvais déroger faisaient sens: c'était de ne pas faire d'enfant, parce que lorsque l'on occupe la place d'un mort, on ne fait pas d'enfant, et faire de la radio. Pour quelle raison? Parce qu'avec ce médium l'on parle constamment à quelqu'un qui n'est pas physiquement présent, là dans le studio. On parle à un auditeur, une auditrice, à un absent, à des fantômes. On convoque l'absent, un peu comme dans les photos de Laurent. Ce qu'est le cliché pour Laurent est le studio radio pour moi. Ce faisant, parlant à quelqu'un d'absent, je parle à mon frère mort. Je dis frère parce que ma mère disait toujours "je ne peux faire que des garçons". Tous les deux, vous croyez aux fantômes? L.Q.: Ce n'est pas une croyance, mais une conviction. Je crois également à la prévie. P.G.: Je suis dans le désir de la présence de l'autre et les fantômes sont là. Mais je n'ai jamais connu d'expérience paranormale, mais cela me plairait que l'esprit soit là. Dans votre cas, Pascal, il y a la mer, le liquide amniotique, et l'éther c'est la radio... P.G.: Oui, c'est élémentaire. L'éther, c'est évidemment le rapport à l'ange aussi. Et aux anges, j'y crois, sans savoir si ce sont des esprits. Comme dans les ailes du désir? P.G.: Non, pas des putti ou des hybrides entre hommes et oiseaux. Ce sont peut-être des êtres... C'est plutôt Quelque chose et moi comme dans la chanson de Gérard Lenorman, qui fait qu'il y a un temps suspendu, que quelque chose apparaît. Il y a une fracture dans le temps, un temps qui se suspend et quelque chose se passe. Qui peut être d'une grande simplicité: un regard, une capture, un beau paysage, un tableau magnifique, la fresque du Combat de Jacob avec l'ange de Delacroix à Paris à Saint-Sulpice. Mais, des anges, il y en a tout le temps: c'est notre attention au monde qui fait que l'on peut les capter, capter ce battement d'ailes. Il y a ceux qui comme chez Rilke sont redoutables et ceux qui comme Uriel, archange solaire, transforment le hasard en destin. Et cela change complètement votre vie. Uriel a orchestré la rencontre avec un étudiant, Philippe, et par l'entremise de l'ange, ma vie a changé complètement: je ne suis plus le même. Laurent, vous croyez aux anges? L.Q.: Je crois à l'avant et l'après, mais je me souviens qu'au catéchisme, on me racontait l'histoire de Bethléem: je n'avais pas compris que l'on essayait de me faire croire que c'était vrai. Je n'ai aucune religion, je n'ai pas la foi. Je crois qu'il y a une matrice, une intelligence supérieure, mais je ne crois pas aux anges... Tous deux vous croyez aux limbes, là où les enfants pas vraiment nés se trouvent... P.G.: Oui, d'ailleurs j'emploie le mot dans le livre parlant de l'enfant du rez-de-chaussée, mon frère aîné, comme l'enfant des limbes. Tout cela participe d'un environnement religieux ; d'ailleurs, Laurent, on vous devine en costume de communiant sur une de vos photographies... L.Q.: L'aboutissement du catéchisme (rires). Mais avoir conscience que ce sont mes parents et pas moi qui ont pris ces photos parfois maladroites me plaît, car ayant perdu le courage de la simplicité, je n'ai plus la force de faire un raté qui à mes yeux se révèle pourtant sublime. P.G.: J'ai une éducation catholique et je pense comme Laurent qu'il y a un merveilleux dans le récit du catéchisme que l'on peut en effet aborder comme un conte, mais ce terreau m'a nourri, également dans ma réflexion et dans une espèce d'élévation. Inévitablement, par rapport à la foi, je sais que Dieu n'existe pas, mais je lui demande pardon de penser cela. C'est toute l'ambiguïté due à l'éducation que j'ai reçue. Ces références sont évidemment présentes dans le texte: limbes, anges... et même si c'est lourd, cette culture catholique reste fabuleuse au niveau des images. On ne peut s'en détacher... Oui, mais il y a aussi le détachement du corps et de l'esprit, et là, on en revient presque à Platon dont la chrétienté s'inspire: on se focalise sur l'esprit en négligeant le corps... P.Q.: Dans le cas des photos, la grotte de Platon peut intervenir plus facilement que dans le cas d'un récit écrit. Le fait de faire ce livre, est-ce une façon de se prouver à soi-même que l'on existe? P.Q.: Non, dans mon cas, c'est juste un souci de transparence. Je l'avais fait pour mes enfants adoptifs: ne pas être transparent avec eux pourrait leur faire porter une charge. Mais j'aurais pu aussi leur donner le manuscrit. Mais le fait de le rendre public me paraît d'une transparence totale vis-à-vis du monde. Pas dans la prétention ou l'exhibition, mais dans un souci de transparence total. Et en même temps, parler de ce livre est une épreuve, puisque je parle d'un ouvrage qui traite de la disparition et de l'effacement. Et je trouve cela parfois difficilement supportable.