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Le journal du Médecin: D'où vient votre intérêt pour ce sujet et qu'est-ce qui a motivé ce travail collectif? Pr Isabelle De Brauwer: Soignant des personnes âgées particulièrement fragiles et souffrant souvent de maladies chroniques, telles que la démence, les maladies cardiovasculaires, j'ai toujours été interpellée par la question de la "juste" intensité des soins, en particulier des questions de la fin de vie. Les soins palliatifs introduits précocement permettent d'améliorer la qualité des soins, en particulier la qualité de vie des personnes souffrant de maladies limitant l'espérance de vie. Ils s'adaptent à leurs besoins spécifiques, en intégrant les proches. Il est donc important de discuter à temps des souhaits de ces personnes quant à la fin de vie, à la lumière de leur état de santé. Ce processus de discussion permet d'établir le plan de soins planifié et personnalisé (PSPA). Malheureusement, les personnes âgées -surtout celles qui souffrent de maladies non oncologiques- ne bénéficient que tardivement voire même pas du tout de telles discussions. Le risque est de ne pas rencontrer leurs besoins spécifiques, de ne pas respecter leurs souhaits. Le moment opportun pour discuter de la fin de vie et de la transition des soins curatifs vers des soins moins invasifs, puis palliatifs -ajustés aux souhaits-n'est pas toujours facile à repérer. Des outils sont disponibles dans la littérature pour aider les médecins à repérer ce moment, mais ils ne sont pas validés dans une population âgée hospitalisée. Quand le Pr Ruth Piers (université de Gand) m'a proposé de participer à son étude, soutenue par la Fondation Roi Baudouin, j'étais très enthousiaste à l'idée de pouvoir disposer et partager de tels outils pour aider à initier ces discussions et le PSPA. Comment avez-vous conduit cette étude?Il s'agit d'une étude multicentrique prospective (Cliniques universitaires Saint-Luc, CHU-UCL Namur, site Godinne, AZ Alma Eeklo et UZ Gent, sponsor) qui a inclus 458 personnes âgées d'au moins 75 ans, hospitalisées soit en unité de gériatrie, soit en cardiologie. Les analyses ont pu être réalisées sur 190 et 189 personnes de chaque unité, respectivement. Elle s'est déroulée entre janvier et juillet 2018. Nous avons recruté en gériatrie parce que les personnes âgées particulièrement fragiles et présentant de nombreuses comorbidités y sont hospitalisées de façon privilégiée ; l'unité de cardiologie a été choisie étant donné la prévalence importante des maladies cardiovasculaires au sein de la population âgée. La question surprise (QS): " Seriez-vous surpris si votre patient venait à décéder endéans les 6 à 12 mois? "a été posée au médecin responsable de la prise en charge du patient au sein de l'unité de soins, sans connaître les données que nous avions collectées (fonctionnelles, médicales principalement). Ensuite, nous avons contacté les patients et/ou leur personne de référence un an après la sortie d'hospitalisation afin de savoir s'ils étaient en vie et, dans la négative, quand était survenu le décès, l'outcome principal étant la mortalité à un an. Quels sont les résultats? Vous ont-ils étonnée?Les principaux résultats sont que les personnes pour lesquelles le médecin a répondu négativement à la QS, décédaient cinq fois plus vite que celles pour lesquelles il aurait été étonné (time to death HR 5.4, p< 0.001). Ces personnes étaient souvent plus malades (Charlson Comorbidity Index), plus dépendantes (activités de la vie instrumentale journalière selon le score de Lawton) et présentaient plus souvent des besoins en soins palliatifs spécifiques, par exemple des symptômes persistants malgré le traitement médical bien conduit. Malgré ces résultats d'association entre la mortalité endéans l'année et la QS, la performance de cette dernière en termes de sensibilité et spécificité pour prédire la mortalité à un an est modérée -résultats globalement comparables à ce que l'on retrouve au sein de la littérature à propos de diverses populations, sans tenir compte de l'âge. Ce qui est intéressant c'est que la performance de cet outil, dans notre étude, ne varie pas entre les unités de gériatrie et cardiologie, traitant une population âgée au profil différent, mais avec un taux de mortalité à un an similaire. Je ne suis pas étonnée de ces résultats. Rappelons que la "question surprise" n'a initialement pas été développée pour prédire la mortalité à un an, mais plutôt pour pouvoir dépister des personnes qui auraient des besoins en soins palliatifs non rencontrés. C'est un outil simple, facile à intégrer à la pratique quotidienne, mais il ne doit pas servir à lui seul à une décision de limitation de traitement basée sur un pronostic vital. Cette QS pourrait servir à une première étape d'identification et à initier la discussion du PSPA, se poser la question de besoins spécifiques de nos patients. Quelles conclusions en tirez-vous?Cette étude s'est intéressée à un population âgée hospitalisée, pas à celle rencontrée en pratique courante en médecine générale. La valeur de la QS en soins primaires a déjà été abordée dans la littérature ; elle montre une sensibilité médiocre, probablement biaisée par le suivi de longue date des patients. La meilleure spécificité et valeur prédictive négative permet de ne pas exclure les patients avec un meilleur pronostic vital de soins curatifs, et pourrait donc constituer un premier "filtre" dans les décisions d'allocation de soins palliatifs. N'oublions toutefois pas que le patient lui-même peut initier la discussion de son PSPA, et qu'il faut pouvoir accueillir cette demande. Quelles sont les suites de cette étude? D'autres publications sont prévues dans le cadre du projet du Pr Piers. Nous avons créé un groupe de travail au sein de la Société Belge de Gériatrie et Gérontologie pour poursuivre la réflexion du bon accueil des soins palliatifs auprès de la population âgée. Je bénéficie également d'une bourse de la Fondation Roi Baudouin, dont le thème principal est d'améliorer la prise en soins des personnes âgées souffrant de maladies chroniques évolutives, qui sont admises aux urgences (principal point d'entrée des personnes âgées à l'hôpital). Cependant, les soins curatifs et invasifs qui y sont prodigués ne sont pas toujours une plus-value quand on prend en compte la trajectoire, l'évolution de leurs maladies, et cela va parfois même à l'encontre de leurs souhaits. A travers ce projet, nous souhaitons promouvoir le PSPA auprès des acteurs de terrain, idéalement avant une dégradation sévère de l'état de santé pouvant mener à la consultation en urgences. Si cela n'a pas pu être réalisé, nous espérons pouvoir aider à amorcer cette discussion au plus tôt. Je dit "nous" car j'ai la chance de travailler avec le soutien de médecins généralistes, gériatres, médecins en soins palliatifs et en soins d'urgences pour ce projet, qui fait l'objet de la thèse de Delphine Bourmorck (infirmière). La volonté est d'y inclure les réflexions des personnes de terrain: représentants des usagers des soins concernés, des aidants-proches, des soignants de première ligne et hospitaliers, des représentants des soins palliatifs... en régions bruxelloise et wallonne. Les soins palliatifs sont une réelle plus-value pour les personnes souffrant de maladies chroniques évolutives, limitant l'espérance de vie ; ils s'ajustent à leurs besoins et souhaits et accompagnent progressivement la fin de la vie. Malheureusement, ils sont souvent perçus comme la dernière étape, quelques jours avant le décès. Il est important de comprendre quels sont les obstacles et qu'est ce qui pourrait faciliter les discussions concernant la fin de vie, l'instauration du PSPA, afin de pouvoir instaurer ces soins précocement, et de pouvoir rencontrer au plus tôt les besoins spécifiques de nos patients. Un entretien de Martine Versonne