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Fille d'un père anglais et d'une mère suédoise, autant dire que Kitty Crowther, qui est née et vit à Bruxelles, a été biberonnée aux histoires enfantines merveilleuses, de Beatrix Potter, Roald Dahl en passant par Nils Holgersson ou la Fifi Brindacier d'Astrid Lindgren, dont elle est une grande admiratrice: le prix suédois qui porte son nom et récompense des auteurs de littérature d'enfance et de jeunesse lui a d'ailleurs été décernée en 2010. Malentendante depuis la naissance, l'auteure belge a développé très tôt un imaginaire fertile, a grandi en conservant sa part d'enfance, son amour du livre "physique" et son admiration pour sa compatriote Gabrielle Vincent, auteur d' Ernest et Célestine, duo improbable et combien attachant dont on célèbre cette année le 40e anniversaire de la naissance (voir page suivante)... Le journal du Médecin: Un animal est important du fait de son langage muet pour la malentendante que vous êtes? Kitty Crowther: Depuis la nuit des temps, on a toujours écrit des livres avec des animaux: il s'agit d'une manière de mieux comprendre les humains via leur regard, qui fait d'eux une sorte de témoin silencieux. Du moins, lorsqu'ils ne parlent pas... Car dans Je veux un chien..., il finit par s'exprimer. Ensuite, se pose la question du langage. Une série de recherches entreprises sur les animaux démontrent qu'il existe des subtilités auxquelles nous n'avons pas accès. Nous nous considérons toujours au sommet de la pyramide animale: mais se dire qu'un arbre pense, qu'une feuille pense, et prendre conscience que l'on évolue dans un univers sensible, est à la fois beau, passionnant et nous rend humbles. A mon niveau cette fois, au départ d'une histoire, je ne sais pas du tout ce que je vais écrire: je n'ai pas l'impression de choisir les histoires, mais plutôt que ce sont elles qui me choisissent. Raison pour laquelle chaque livre, chaque processus est différent? Oui. Je suis tellement passionnée par la création et son avènement que rien n'est jamais établi: il s'agit donc d'être flexible et souple. J'aime découvrir et aller marcher de l'autre côté du champ ou de la montagne. J'avance pas à pas: je me nourris et change, de peur de m'ennuyer, même si bien sûr il y a des sujets qui reviennent et continuent à me captiver: comme reproduire et dessiner l'eau, ce qui me fascinera jusqu'à la fin de mes jours. C'est tellement complexe: le reflet, le courant, le contenant... D'autre chose je me lasse, et, à chaque album, je choisis une matière, un sujet que je n'ai pas encore expérimenté, ce qui devient évidemment de plus en plus compliqué, notamment au niveau du style. J'aime beaucoup me lancer des défis. Et dans ce livre, j'avais envie de joie, que l'on puisse expérimenter différentes émotions... D'autant qu'en fait j'ai peur des chiens, de façon complètement phobique. À partir de 40 ans, j'ai commencé à les craindre... En fait, j'ai davantage peur des maîtres qui ne gèrent pas leur chien. A la limite, je crains plus un chien qu'un loup, ce dernier étant son propre maître: si je sens que le chien est stressé parce que le maître l'est, je le deviens aussi. Tout cela révèle une nature très instinctive... Constamment! Je ne fais pas de plan, je travaille à l'intuition ; ma façon d'écrire même et de dessiner est très organique. Pour moi, dessiner et écrire sont une forme de méditation: un peu entre l'éveil et le sommeil. Parvenir à cet endroit requiert une grande présence, une grande écoute... J'entends mal, mais par contre je perçois très bien ce qui se passe à l'intérieur. Et puis cette chose fantastique d'écrire ou de dessiner sur une feuille crée comme un dialogue entre le papier et moi. Au niveau du dessin, j'aime aller à l'essentiel et plutôt travailler sur le temps qui passe, sur la feuille, de nourrir le crayon, de broder, comme une sorte de broderie en effet... Comme la tapisserie de Bayeux? Tout à fait: la première bédé... Vos dessins sont également très expressifs. Cela a-t-il rapport avec le fait que vous soyez malentendante? Ce qui est clair c'est que je suis très visuelle, en totale empathie avec ce que je fais. Je le sens dans mon corps, je somatise: je suis comme une actrice ou une danseuse quand je dessine ; un peu comme des enfants en train de dessiner, qui sont totalement absents et absorbés. Ils sont entre ici et là-bas, comme lorsqu'on regarde un film ou que l'on écoute de la musique: cet état-là m'intéresse follement et, par ailleurs, il est clair que je vais certainement travailler en fonction de mon handicap. Ceci dit, tous les malentendants ne sont pas devenus illustrateurs ou écrivains (elle rit). C'était déjà en moi: je lis les visages les corps les mouvements, je lis également les espaces entre les personnes, je lis plein d'histoires dans chaque personne et chaque être vivant. Grâce au monde intérieur que vous avez développé durant l'enfance, et que vous avez conservé du fait de ce "handicap", considérez-vous que vous "voyez" encore des choses que les adultes ne voient plus? Tous les adultes ne se ressemblent pas: il m'arrive de croiser des enfants qui sont déjà très âgés ou des adultes qui sont encore très jeunes. Et l'inverse. Il s'agit plutôt de sagesse et d'intelligence émotionnelle. Je peux rencontrer des personnes extrêmement intelligentes, mais incroyablement espiègles. Petite, j'étais très exigeante, et je n'ai pas de comptes à rendre, raison pour laquelle je n'ai pas oublié ce mécanisme propre à l'émerveillement. C'est une philosophie de vie. La petite fille de votre dernière histoire, est-ce vous? Non. Mais il y a toujours un peu de moi dans tous les personnages que j'imagine, qui ne sont jamais de jolis objets à poser sur des bords de chaise: un peu à la Fifi Brindacier, pour qui tout est possible. On a tous rêvé d'avoir une amie comme elle. Dans vos histoires, vous laissez encore une place au doute...Pas de réponse implacable, il reste de l'incertitude, et c'est très fort d'instiller cela auprès des enfants. Oui et non. Les enfants sont beaucoup mieux armés qu'on ne le pense. Je le constatais en allant dans les classes: et c'est toujours très beau, car c'est assez léger, même s'il y a des choses graves. Passerez-vous un jour à la tablette: et à des histoires animées? Des histoires fixes qui s'animeraient, tels des pop-ups digitaux? Je resterai toujours du côté du livre avec la double page, et qui s'ouvre et se ferme, dont on peut connaître la longueur. L'espace du livre me paraît passionnant et j'aime infiniment le papier: je reste du côté du livre avec lequel on peut aller dormir. Je ne suis pas à l'aise avec la tablette. J'ai tellement vu des enfants tombés amoureux d'un livre et qui le trimballaient comme un doudou. Et puis un livre est concret, un concept déjà pas facile à comprendre quand on est petit ce qu'est cet objet ; alors la tablette... Pour notre cerveau, ce n'est pas mal de savoir à peu près comment cela a été fabriqué. Une anecdote: une petite fille se rend la bibliothèque trouve un de mes livres, mais doit aller à la toilette, en revient: le livre a été loué entre-temps. Heureusement, elle trouve un autre qu'elle n'avait pas lu: elle se met par terre et se couche dessus. C'est émouvant de voir qu'un livre est important. Certains enfants viennent aussi me demander s'ils peuvent inviter un de mes personnages à leur anniversaire. À ce moment-là, je fonds...