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Car si les Allemands ont envahi la Reine des plages en 14-18, ils ont à leur tour été conquis par l'art de James Ensor. On savait la rencontre de l'Autrichien Stefan Zweig avec l'excentrique en costume, mais pas l'acquisition dès 1927 d'oeuvres par le musée de Mannheim qui, quasi un siècle plus tard, propose à nouveau une expo monographique dans la partie ancienne de son musée, celle-là même qui accueillit la troisième expo d'Ensor en cette mémorable année, après Hanovre et Dresde. Le musée fit même l'acquisition de La mort et les masques (peint en 1897) dont les nazis se débarrasseront lors de la vente d'art dégénéré de Lucerne, toile pour laquelle le Musée de Liège se montrera preneur. L'oeuvre est de retour et se retrouve aux côtés d'autres, plus sages, notamment des gravures de paysages de jeunesse de Mariakerke ou Nieuport entre autres. La présente exposition, basée sur les collections du musée et des prêts en grande majorité en provenance de Belgique, comporte quatre thématiques: les natures mortes, les masques, les autoportraits, la mort, et se veut chronologique: elle débute par une présentation de l'homme, de ses amours platoniques au nombre de trois, et de l'emprise qu'il subit de la part de sa mère et sa soeur, le tout illustré d'oeuvres de jeunesse comme ce dessin Le pisseur daté de 1887. S'ensuit une évocation d'Ostende et de la mer, importantissime pour l'imaginaire de ce casanier: le musée de Mannheim en profite pour exhiber ses paysages acquis du vivant de l'artiste (et qui ne risquaient pas d'être considérés comme dégénérés plus tard par les autorités nazies) - on peut se demander qu'elle est d'ailleurs l'influence de la Reine Élisabeth qui connaissait Ensor dans la renommée de ce dernier outre-Rhin. Elles trônent aux côtés d'une vue d'Ostende et d'un Nuage blanc datés tous deux de 1884 annonçant l'expressionnisme flamand, alors que Le canal de 1910 est nettement plus quelconque (de manière générale, les meilleures années se situent avant la deuxième décennie du siècle dernier). En évoquant les expérimentations graphiques d'Ensor, l'expo de Mannheim accroche aux cimaises notamment des Patineurs de 1889, une aquarelle évoquant les scènes de Bruegel, des silhouettes quasi abstraites à la gouache de 1881 ou un portrait fantasmagorique de sa soeur Mitche au crayon de 83 non loin des fameux Mauvais médecins, eau-forte rehaussée à l'aquarelle de 1895. Il y a même les sons, la partition et les costumes imaginés par Ensor pour son oeuvre pour ballet La gamme d'amour, dont le musée allemand expose les lithographies en sa possession. à côté les descriptions du Jardin d'amour en 1927 se veut une sorte de version délavée des scènes galantes de Watteau. Toujours au même étage, les thèmes christiques mettent à jour la dualité d'Ensor, entre ange et démon, entre vie et mort, entre carnaval et quotidien bourgeois, notamment dans Démon lequel, domine et toise des anges effrayés en 1933 ou dans la gravure Diables rossant anges et archanges 45 ans plus tôt en 88. Ici, le style grotesque domine, comme dans les images d'inspiration quasi médiévale que sont les trois versions présentées de L'entrée du Christ à Bruxelles, ou Mardi gras en 98. Plus loin, Le Christ et les anges, oeuvre tardive (1938) aurait tout de l'image d'Épinal si les trois créatures ailées ne se trouvaient au bord du lit d'un christ allongé dont la figure n'est que celle du peintre! Ce côté sardonique et diabolique se reverra plus loin dans les masques et ailleurs. Toujours dans la même salle, L'homme de douleur daté de 1891 évoque, par son côté naïf, un art brut des plus contemporain. La dernière salle de cet étage est consacrée à l'évocation de la vie du Christ au travers des 32 lithographies acquises par le musée et datées de 1921: de petites oeuvres aux formats et allures de story-boards ou de bande dessinée ; l'une d'elles, montrant le christ calmant la tempête, fera l'objet d'un tableau remarquable, hélas absent, qui possède la luminosité évanescente d'un Turner. Une volée d'escaliers plus haut, et c'est la peinture qui a droit à la plus grande attention: d'abord au travers des natures mortes. La mangeuse d'huîtres, pourtant de 1882, évoque le bonheur simple comme le fera Bonnard: lui manque juste la lumière du Sud pour l'éclairer. L'accrochage met en exergue l'évolution dans le genre de James: Les pommes jaunes notamment et La nature morte au canard en 80 paraissent encore hésitantes et pourtant maladroitement impressionnistes, alors que La raie à peine deux plus tard est déjà l 'affirmation d'un style notamment au travers du rictus du poisson, de son masque à l'ironie surprise et à jamais figée. Pierrot et les squelettes quant à lui en 1907 procure l'effet d'une double nature... morte. Le squelette, autre thématique, se montre en peintre dans son atelier, où l'on note le tableau Le coq mort (1894), opportunément accroché à côté. Il s'agit du tableau acheté par le musée de Mannheim dans les années 50, et donc après la guerre afin de compenser la perte de La mort et les masques (on a fait pire comme lot de consolation) présenté dans la salle suivante et prêtée par la Boverie de Liège. Les natures mortes les plus abouties les sont dans les années 90 et la décennie suivante, notamment dans Les chinoiseries en 1907: lequel tableau reprend un sujet traité par le peintre jeune au début des années 80 avec moins de talent, mais remanié avec toute la maîtrise acquise deux décennies plus tard. Autre exemple avec Masque regardant des crustacés en 91. Des masques, ceux de la collection privée d'Ensor, qui trônent aux côtés de tableaux parmi les plus célèbres les représentant comme L'étonnement du masque Wouse, le fameux La mort et les masques, Le squelette arrêtant les masques faisant face à " L'intrigue", grand portrait de groupe de figures grimaçantes (1890). La mort vient évidemment se glisser dans ce défilé, et dans l'expo même: Ensor croque la mort de son père, de sa mère, peint celui de sa tante, mais, mort de rire, s'imagine dans une gravure de 1888 en 1960 et donc en squelette à côté de son portrait squelettisé.... La commissaire, Inge Herold, a voulu terminé par les natures mortes de la fin (1900-41) qui voit Ensor à la fois prendre un ton nabi proche d'un Gauguin dans Fleurs fraîches et figues gaies en 1937 et Lumières effeuillées, un an plus tôt. Ou reprendre à 30 ans d'intervalle un portrait de coquillage plus allusif et aux couleurs délavées en 1905 et étrangement plus réaliste et vivant, dans un soudain reflux de jeunesse 32 ans plus tard. Belle exposition que celle de Mannheim, emplie de trésors venus de Belgique, qui ressuscite le Squelette d'Ensor dont la part de génie est ici dévoilée... plutôt que démasquée.