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Quiconque suit quelque peu les Bourses, et en particulier aux États-Unis, se souvient du véritable krach qui a frappé le groupe Kraft Heinz le 22 février dernier : le cours de son action a chuté de 27,5 % ! Une " performance historique ", dans le sens le plus négatif du terme bien entendu. Certes, un pareil écart n'est pas inaccoutumé en soi. En Bourse de Bruxelles, le titre Nyrstar en fut tristement coutumier ces dernières années. Mais il s'agit là d'une entreprise fort endettée, donc fragile, très dépendante de la conjoncture économique et du cours du zinc. Par ailleurs, les déclarations et afirmations de ses dirigeants ont souvent induit le doute auprès des analystes financiers et autres observateurs. De son côté, Acacia Pharma chutait de près de 57 % le 3 mai dernier sur Euronext Bruxelles. C'est énorme, mais cela s'est déjà vu dans ce secteur biotech, peuplé de jeunes entreprises encore au stade de la recherche. Leur cours de Bourse explose ou s'effondre au gré des résultats obtenus lors des tests de (futurs) médicaments.Une chute de 27,5 % en une séance est, par contre, proprement hallucinante pour une action comme Kraft Heinz, groupe résultant de la fusion, en 2015, du géant diversifié Kraft avec le roi du ketchup. Pourquoi ? Parce que le secteur alimentaire est réputé " défensif ", au même titre que la pharmacie par exemple. Il est en effet peu sensible à la conjoncture économique : qu'elle soit au sommet ou qu'on soit au contraire en récession, le public doit toujours s'alimenter et se soigner. Bref, les actions alimentaires et pharmaceutiques font historiquement partie des " valeurs de père de famille ", ce qui ne saurait pour autant occulter l'indispensable diversification de son portefeuille. D'autant que ces actions de père de famille peuvent quand même réserver de mauvaises surprises et que leur univers peut subir un coup d'accordéon. Jusqu'en 2008, on y incluait les valeurs bancaires...Revenons-en à Kraft Heinz. En relevant au passage que la dégringolade du 22 février ne relevait en rien d'un incident technique : on a, ce jour-là, traité pas moins de 135 millions d'actions en Bourse de New York, contre une moyenne quotidienne de huit millions à peine. C'est dire que les investisseurs ont massivement " bazardé " leurs titres, sans état d'âme, tout particulièrement les institutionnels que sont les fonds de placement, assureurs et autres fonds de pension.Mais que s'est-il donc passé ? Les résultats alors annoncés pour le 4e trimestre 2018 n'étaient pas bons, c'est clair. Les ventes ont moins progressé que prévu et, plus grave, le bénéfice s'est inscrit en recul de 7 % à un an d'écart, alors que le marché attendait une petite hausse. Concrètement, le groupe a réalisé un bénéfice par action de 84 cents (avant éléments exceptionnels), contre une attente de 94 cents. La différence est importante et c'est là, très typiquement, le genre de mauvaise nouvelle qui entraîne une lourde sanction en Bourse. Au point que la société perde ainsi un quart de sa valeur ? Non, c'est a priori fort excessif. C'est là qu'interviennent deux autres facteurs. Le premier, c'est l'annonce que le groupe fait l'objet d'une enquête sur ses comptes de la part de la SEC, l'autorité des marchés boursiers américains. Voilà qui fait évidemment mauvaise impression ! La seconde est encore plus surprenante. C'est le mea culpa de la direction, ou plus exactement le troublant aveu qu'elle a fait concernant ses produits. Les consommateurs américains ont tendance à rechercher des aliments plus sains et à préférer le frais aux produits industriels, a-t-elle reconnu sans autres précisions. Sauf qu'elle a en quelque sorte chiffré la perte de valeur du groupe en annonçant un amortissement de 15,6 milliards de dollars sur ses marques Kraft (fromage) et Oscar Meyer (produits carnés). Douche froide à Wall Street ! Qui a finalement réagi de manière fort logique : la chute de 27,5 % du cours de l'action correspond à une baisse de valeur de 16 milliards de dollars pour le groupe Kraft Heinz.Deux choses à préciser. Le cours de l'action, qui avait ce fameux 22 février chuté de 48 à 35 dollars, ne s'est pas redressé depuis et navigue toujours sous les 35 dollars. Il ne fallait donc pas se ruer sur l'action pour bénéficier d'un cours supposé massacré à l'excès. D'autre part, le cours dépassait les 90 dollars voici deux ans. La méforme de Kraft Heinz ne date donc pas de février dernier. Les actions du secteur alimentaire ne sont pas toutes, ni toujours, défensives...Réputés pour leur alimentation désastreuse, les consommateurs américains commenceraient donc à se détourner des aliments industriels, que l'on sait chargés de nombreux additifs et trop riches en sucre ? Voilà une bonne nouvelle dans l'absolu, mais sans doute une mauvaise pour les entreprises du secteur qui, comme Kraft Heinz, n'ont pas su prendre les devants, ou pas assez. C'est aussi un avertissement pour les investisseurs, déjà sensibilisés aux valeurs de gouvernance et environnementales. Dans ce secteur alimentaire réputé défensif, pour ne pas dire " sans problème ", il conviendra donc à l'avenir d'être très attentif sur ce point. C'est si vrai que le gestionnaire de fonds Schroders a actualisé l'étude déjà consacrée en 2015 à la problématique du sucre.Son auteure, Elly Irving, confirme la triple menace qui pèse sur les industriels. D'abord, le consommateur se montre plus attentif à l'abus de sucre. Après les fabricants de sodas, produits emblématiques sur ce terrain, ce sont les autres industriels qui sont maintenant pris pour cible. Ensuite, pointant son impact sur le coût des soins de santé, les gouvernements aussi ciblent le sucre un peu partout dans le monde, y compris en le taxant. L'auteure a répertorié 42 pays, provinces ou villes ayant instauré de pareilles taxes. Enfin, dans le sillage du tabac ou des pesticides, on peut s'attendre à ce que les dommages causés par l'abus de sucre finissent à l'avenir plus souvent devant les tribunaux.Elly Irving constate par ailleurs que le secteur alimentaire a bougé. De nombreuses entreprises ont vu le jour pour surfer sur la vague d'une alimentation plus naturelle, au point que les géants traditionnels ont commencé à réagir... parfois en rachetant les précédentes. Mais pas seulement. Portions plus réduites et modification des recettes (moins de sucre et de sel) igurent également au menu, sans oublier le lancement de produits plus sains. Du moins dans une certaine mesure...En collaboration avec Rathbone Greenbank, un organisme spécialisé dans les placements éthiques, Schroders a, en 2016, lancé la Sugar Roundtable, plate-forme de discussion entre les diverses parties concernées : producteurs alimentaires, responsables sanitaires, monde académique, etc. Et de proposer aux industriels une meilleure information sur plusieurs plans.Trois ans plus tard, huit des 11 entreprises analysées ont amélioré leur communication, avec de bons scores pour Nestlé, Britvic (jus de fruits et sirops, dont la marque Teissière), tandis qu'une seule a satisfait à tous les critères, à savoir... Coca-Cola. Ceci ne signifie toutefois rien sur la qualité des aliments et son éventuelle évolution. Le plus important sans doute, c'est que le consommateur réfléchit davantage à ce qu'il mange et boit, comme Kraft Heinz l'a constaté à ses dépends, et comme en témoigne (cf. le graphique ci-contre) la chute constante des ventes de sodas aux États-Unis.