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Paradoxal? "S'il ne réagit pas rapidement, le système de santé pourrait contribuer à la dégradation de la santé de la population qu'il a pourtant pour mission de préserver." C'est par cette phrase choc que s'ouvrait le rapport final du Shift Project, "Décarboner la santé pour soigner durablement", publié en avril 2023 dans le cadre du Plan de transformation de l'économie française. The Shift Project, c'est ce think tank collaboratif de large ampleur présidé par Jean-Marc Jancovici, qui préconise le passage (le shift) à une économie post-carbone. Son groupe de travail Santé s'est notamment penché sur les émissions de gaz à effet de serre du secteur de la santé. L'effet du secteur de la santé sur le changement climatique est significatif, puisque ses émissions de gaz à effet de serre représentent plus de 8% de l'empreinte carbone de la France (chiffres comparables en Belgique). Et nul besoin d'aller chercher les émissions indirectes de gaz à effet de serre (achat de médicaments, transport de personnes, électricité...) pour faire s'affoler les compteurs. L'achat de gaz médical représente à lui seul plus de 500.000 tonnes d'équivalent CO2. Deux postes spécifiques alourdissent particulièrement la consommation de gaz médical: les inhalateurs et les gaz anesthésiants. Lorsque le traitement de l'asthme (pathologie qui touche un demi-million de personnes en Belgique) est administré par le biais d'inhalateurs à aérosol, ces derniers utilisent des gaz hydrofluorocarbures pour propulser l'agent actif vers les alvéoles pulmonaires. Ces gaz possèdent un très important potentiel de réchauffement global (PRG). Les inhalateurs à poudre sèche et brumisat, au contraire, ne nécessitent pas l'utilisation d'aérosol. "Les données disponibles suffèrent que ces inhalateurs sont aussi efficaces pour le traitement de l'asthme que leur équivalent à aérosol", ajoute le Shift Project. "Nous recommandons donc de systématiser l'utilisation de ces inhalateurs à faible impact environnemental."Le secteur de l'anesthésie-réanimation a également du pain sur la planche. "Certains gaz anesthésiants inhalés ont la particularité d'être des gaz à effet de serre et contribuent ainsi directement au réchauffement climatique du fait de leur haut potentiel de réchauffement global", explique le Shift Project. Ainsi, c'est le desflurane qui a le plus haut PRG à l'horizon 100 ans (à dosage égal, ce gaz est 2.540 fois plus "réchauffant" que le CO2). L'Écosse a d'ailleurs été la première nation à en interdire l'utilisation dans son système de soins. Suivent l'isoflurane (510 fois plus), le protoxyde d'azote, ce "N2O" tristement connu pour son usage détourné, mais toujours très utilisé en anesthésie (265 fois plus) et le sévoflurane (130 fois plus). La première recommandation du Shift Project est de remplacer le desflurane, vraie bête noire vu son PRG démesuré, ainsi que l'isoflurane, par le sévoflurane. Il est également recommandé de réduire le débit de gaz frais inutilement élevé pour tous les médicaments inhalés. La BeSARPP, Société belge d'anesthésie et de réanimation, émet des recommandations dans le même sens. Mais la priorité est mise sur la diminution, voire l'élimination totale, quand c'est possible, du protoxyde d'azote. La Sfar, Société française d'anesthésie et de réanimation, s'est positionnée dans ce sens, en appelant à arrêter l'approvisionnement des réseaux de N2O. Ce message fort est envoyé au vu de la peine qu'éprouve l'Europe à réduire sa consommation, malgré de multiples recommandations médicales. "Nous nous sommes positionnés pour la limitation de l'utilisation du N2O et contre l'installation de réseaux de N2O dans les nouveaux blocs opératoires", explique la Sfar. "En cas d'arrêt du N2O, les cuves devaient être démontées ou les réseaux non approvisionnés. Malgré ces actions, les données de terrain retrouvent que plusieurs centaines de réseaux sont toujours actifs, avec une émission associée estimée à plus de 100.000 tonnes d'équivalent CO2 par an."Pire encore: au-delà de l'usage médical à proprement parler, le gaspillage de gaz anesthésiant représenterait en réalité une proportion élevée de sa consommation. En atteste le Shift Project, qui implore les professions concernées (ministère de la Santé, mais également les anesthésistes- réanimateurs, les facultés de médecine et les étudiants, les fabricants de gaz et de respirateurs et les sociétés savantes) d'éviter ce gaspillage: "Il reste en moyenne 30% de gaz dans les bouteilles de N2O après utilisation", soulève le think tank en agitant un rapport du système de soins britannique. La Sfar abonde, en soulevant un problème de taille: "L'utilisation réelle du gaz anesthésiant en pratique clinique ne représenterait que 20% de ses émissions de gaz à effet de serre. Et ce, pour des raisons essentiellement techniques, principalement des fuites sur les réseaux, et logistiques." Au Canada, la littérature avance même un taux plus élevé: 95% de l'usage de N2O des canalisations des hôpitaux provient de fuites dans ces canalisations. La mesure préconisée par la Sfar pour pallier ce problème est donc drastique, mais probablement à la hauteur du problème: l'arrêt définitif de l'utilisation des réseaux de N2O en cessant leur approvisionnement.