Pour nombre de neuroscientifiques et de philosophes, la conscience n'est qu'un épiphénomène dépourvu de rôle fonctionnel. Le professeur Axel Cleeremans considère au contraire que notre ressenti est le moteur de toute action intentionnelle.
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Comment définir la conscience? Est-elle assimilable à toute forme de pensée? À l'identité personnelle? À la subjectivité qui conduit chacun d'entre nous à éprouver des sensations qui lui sont propres? Ces définitions et bien d'autres ont cohabité dans une espèce de magma conceptuel, à telle enseigne que le neurophysiologiste Jacques Paillard, décédé en 2006, écrivait dans sa contribution au Traité de psychologie expérimentale paru en 1994 aux Presses universitaires de France que tous les débats sur la conscience sont obscurcis par l'usage polysémique du terme. Aujourd'hui encore, aucune définition de la conscience ne fait consensus, mais comme le rappelle Axel Cleeremans, professeur de sciences cognitives à l'ULB et directeur de recherches au FNRS, les biologistes ne disposent pas non plus d'une définition parfaitement claire de la vie. Ce qui n'interdit pas qu'elle fasse l'objet d'études. On peut parler de la conscience en se référant à son niveau, c'est-à-dire à l'état d'un individu selon qu'il est éveillé, endormi, dans le coma, etc., ou en s'intéressant à son contenu, à l'"objet" sur lequel elle se focalise à un moment donné. On peut également opérer une distinction entre la conscience perceptuelle, celle du monde qui nous entoure, et la conscience de soi, celle de notre existence personnelle et de nos états internes, les sensations et émotions qui nous parviennent de notre propre corps (l'intéroception). S'y ajoute la conscience que les autres individus sont le siège d'états mentaux, qu'ils sont conscients eux aussi. Nous entrons alors de plain-pied dans la "théorie de l'esprit", entendue comme l'aptitude qu'a un individu d'attribuer à autrui des états mentaux tantôt cognitifs, tantôt affectifs, en les déduisant principalement de ses expressions émotionnelles ou de ses attitudes. "Il existe des théories sociales de la conscience qui confèrent à cette capacité un rôle essentiel dans la construction de notre propre conscience du monde", signale Axel Cleeremans. En 1995, le philosophe américain Ned Block proposa de distinguer deux types de conscience: la conscience d'accès et la conscience phénoménale. La première nous permettrait d'agir rationnellement. Elle se caractériserait par ses effets fonctionnels associés. Dans ce cas, chaque représentation mentale consciente serait susceptible de contribuer au raisonnement, à la planification de l'action et à la communication des raisons qui y président. La conscience d'accès serait à la fois fonctionnelle, puisqu'elle aboutit à l'action, et relationnelle, eu égard au fait qu'elle permet l'expression de processus qui, tels le raisonnement et le contrôle exécutif, sous-tendent l'action. La conscience phénoménale, elle, a trait aux sensations que nous éprouvons, à notre ressenti, à ce que le philosophe Thomas Nagel, de l'Université de New York, appréhenda en 1974 comme "l'effet que cela fait" à travers un célèbre article intitulé "What is it like to be a bat?" (Quel effet cela fait-il d'être une chauve-souris? ), qui fut publié dans la revue américaine The Philosophical Review. Pour Nagel, le seul moyen de savoir quelle expérience subjective du monde a une chauve-souris serait d'être soi-même un tel mammifère volant. Un robot équipé de capteurs peut très bien détecter la présence de monoxyde de carbone, par exemple, mais n'en retirera aucune impression subjective. La notion de conscience phénoménale ne le concerne pas, contrairement à nous chez qui le fait d'être averti de la présence de ce gaz asphyxiant suscitera une réaction affective. De même, un robot n'éprouvera jamais l'acidité d'un citron ou le stress de l'acteur avant de monter en scène... Pour certains auteurs, la conscience phénoménale, contrairement à la conscience d'accès, n'est ni relationnelle ni fonctionnelle. Le Pr Cleeremans ne partage pas l'avis de Ned Block et du philosophe australien David Chalmers quand ils suggèrent que les fonctions de la conscience peuvent être totalement dissociées de ses aspects phénoménaux. Et il soulève cette question pertinente: "Pourquoi ferions-nous quoi que ce soit si ce que nous faisons ne nous faisait pas quelque chose?" Selon lui, ce que nous ressentons est fondamental, car la fonction de l'expérience subjective serait de donner de la valeur à tout ce que nous entreprenons. Là réside l'élément clé qu'il veut démontrer à travers le projet EXPERIENCE qui vient de débuter en janvier 2023 et s'étendra sur cinq ans. Il s'agit d'un projet Advanced Grant ERC financé par le Conseil européen de la recherche. Les hypothèses qui en constituent la substance seront testées par une équipe pluridisciplinaire versée dans la philosophie de l'esprit et dans les neurosciences cognitives computationnelles. Autrement dit, après avoir étudié dans un premier projet ERC (ERC RADICAL 2014-2019) comment prend racine et "fonctionne" la conscience, Axel Cleeremans et son équipe se concentrent à présent sur la question du pourquoi de la conscience. "Parmi les sources d'inspiration qui m'ont guidé vers cette recherche, je citerai les travaux du philosophe Charles Siewert, de l'Université Rice à Houston", indique Axel Cleeremans. "Dans son ouvrage "The significance of consciousness", publié en 1988, il propose l'expérience de pensée suivante: si vous étiez subitement zombifié, c'est-à-dire toujours capable de parler, de raisonner, etc., mais sans plus rien ressentir, l'accepteriez-vous? La réponse intuitive est évidemment non. À quoi rimerait une vie où nous n'aurions plus accès à aucun plaisir? Ce serait comme avoir de l'argent qu'on ne pourrait pas utiliser."Depuis le début des années 1990, les techniques d'imagerie médicale fonctionnelle (PET-Scan, IRMf) ont permis une exploration de la conscience dans une perspective interdisciplinaire. Néanmoins, la compréhension des mécanismes neuronaux impliqués dans les états conscients en a été la quête principale jusqu'à présent. La recherche des corrélats neuronaux de la conscience et l'élaboration d'approches théoriques continuent de battre son plein. Pourtant, l'impression qui prévaut est, selon l'expression du Pr Cleeremans, celle d'une stase inconfortable - on commence à tourner en rond, à piétiner, de sorte qu'un nouveau souffle est attendu pour revivifier le domaine. Dans le descriptif du projet de recherche EXPERIENCE, le neuroscientifique se réfère notamment à un article publié en février 2022 dans Nature Human Behavior - premier auteur: Itay Yaron, de l'Université de Tel Aviv. Le chercheur israélien et ses coauteurs ont montré qu'à l'heure actuelle, la plupart des recherches empiriques sur la conscience visent chacune à soutenir une théorie donnée plutôt qu'à tenter de la falsifier. "Cette constatation a incité la Templeton World Charity Foundation à financer un vaste programme de 'collaborations contradictoires' dans lequel elle encourage les leaders dans le domaine des théories de la conscience à s'engager les uns avec les autres pour concevoir des expériences susceptibles de conduire à l'abandon de certaines théories qui seraient jugées incompatibles avec les résultats obtenus", rapporte Axel Cleeremans qui, par ailleurs, sera probablement appelé lui-même à contribuer à cette initiative. Retour au projet EXPERIENCE. La distinction opérée par Ned Block entre conscience d'accès et conscience phénoménale a profondément imprégné la recherche sur la conscience. Et c'est ainsi, entre autres, que les travaux axés sur l'identification de ses corrélats neuronaux ont largement éludé le fait que les expériences conscientes ne peuvent exister indépendamment du sujet qui les vit. Les progrès remarquables de l'intelligence artificielle suggèrent en outre qu'il n'est pas nécessaire de "ressentir les choses" pour mener à bien un traitement complexe de l'information. Le Pr Cleeremans cite chatGPT tout comme le logiciel de go AlphaGo produit par l'entreprise DeepMind. Le go est un jeu de stratégie d'origine chinoise nettement plus complexe que le jeu d'échecs. AlphaGo a bénéficié d'un apprentissage automatique de type deep learning, au cours duquel il s'affrontait lui-même de façon récurrente. Il ne disposait initialement d'autres informations que les règles du jeu et ne pouvait donc compter sur l'apport de données issues de parties jouées entre humains. En 2016, le logiciel n'en a pas moins battu le Coréen Lee Sedol, alors l'un des meilleurs joueurs de go au monde, sur le score sans appel de quatre victoires à une. Dans ce contexte de performances stupéfiantes des systèmes d'intelligence artificielle et de la mise entre parenthèses de la subjectivité individuelle des participants dans les travaux visant à identifier les corrélats neuronaux de la conscience, l'idée que cette dernière ne serait qu'un épiphénomène et, in fine, ne servirait à rien a fait florès. Le projet EXPERIENCE dénonce cette position philosophique. "Les machines basées sur l'intelligence artificielle ne sont que des algorithmes, ce qui n'a rien à voir avec le champ des motivations qui nous poussent à agir. AlphaGo n'était pas conscient qu'il était engagé dans une compétition et qu'il l'avait gagnée. Ce n'est pas lui, mais ses concepteurs qui ont bu le champagne!", souligne Axel Cleeremans, lequel s'oppose également aux conceptions panpsychistes. Bien que ne niant ni la phénoménologie ni les fonctions de la conscience, elles l'attribuent à l'ensemble de la matière, frappant ainsi la conscience d'une forme de dévaluation. La conscience phénoménale a été peu explorée dans la sphère des études neuroscientifiques. C'est sur ce terrain en friche que le projet EXPERIENCE vient de poser ses fondations avec pour objectifs de remettre en question certaines conceptions bien établies et d'inciter la démarche scientifique à prendre davantage en considération l'importance de l'expérience subjective. "À bien des égards, celle-ci est la seule qui compte vraiment car sans elle, la vie ne vaudrait tout simplement pas la peine d'être vécue", estime notre interlocuteur. Deux propositions apparaissent comme les clés de voûte du projet EXPERIENCE. Selon la première, la distinction entre conscience d'accès et conscience phénoménale n'est pas justifiée. Axel Cleeremans cite le philosophe Keith Frankish, professeur honoraire de l'Université de Sheffield: "Une distinction conceptuelle ne marque pas nécessairement une distinction ontologique: deux concepts distincts peuvent désigner la même chose." La seconde proposition postule que les mécanismes associés à la conscience ont précisément pour fonction de doter les organismes conscients d'une conscience phénoménale, donc de leur permettre de faire l'expérience d'eux-mêmes, du monde et des autres agents. "Notre hypothèse est que les états phénoménaux, au lieu d'être dépourvus de toute fonction - un ingrédient mystérieux ajouté à une soupe cognitive -, représentent au contraire la base même sur laquelle nous entreprenons tout ce que nous entreprenons. Et inversement, nous ne ferions probablement pas grand-chose si nous n'avions pas accès à l'expérience subjective", avance le directeur de recherche du FNRS. La démarche des chercheurs de l'ULB n'implique pas une négation de l'importance des processus inconscients qui participent à l'émergence de nos pensées et de nos actions. En ce sens, elle n'est pas incompatible avec la théorie phare de l'espace de travail neuronal global développée par les neuroscientifiques français Stanislas Dehaene, Lionel Naccache et Jean-Pierre Changeux dans la foulée des travaux du psychologue américain Bernard Baars. Dans cette théorie, une myriade de circuits cérébraux très spécialisés travaillant en parallèle élaborent de multiples représentations mentales inconscientes de façon continue. Un second "compartiment", l'espace neuronal de travail global, présiderait à tout moment à l'accession d'une de ces représentations mentales dans le champ de la conscience. Pour Axel Cleeremans et son équipe, l'expérience phénoménale, et elle seule (par opposition à l'idée que le traitement des émotions et sensations pourrait s'effectuer de manière inconsciente), a une valeur intrinsèque. "Autrement dit, nous pensons que l'individu attribue toujours une valeur à ses états de conscience et que cette valeur a un rôle fonctionnel, qu'elle est le moteur de toute action intentionnelle", indique le Pr Cleeremans. Cela correspond à l'intuition commune que les choix qu'une personne opère dans sa vie sont motivés par le souhait de se trouver dans des états mentaux qui lui procurent du plaisir et d'éviter ceux qui lui occasionnent du déplaisir, voire de la souffrance.