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Longtemps, le sommeil fut appréhendé comme un état homogène. Dans les années 70 à 90, il était beaucoup étudié à travers l'anesthésie chez des animaux possédant des cerveaux relativement petits, comme la souris et le chat. Une des limites de ces travaux était que si l'anesthésie imite le sommeil naturel sous certains aspects, elle n'en est pas pour autant le parfait décalque. À l'époque, l'idée était que le sommeil est un phénomène monolithique possédant différents stades, tels le sommeil lent profond ou le sommeil paradoxal, et que lors de chacun d'eux, l'ensemble du cerveau adopte un état correspondant de sommeil homogène. Au début des années 2000, de premières études ont nuancé cette conception. Par exemple, l'une d'elles, réalisée chez l'homme, s'est concentrée sur l'endormissement, montrant que la dynamique de transition de l'éveil vers le sommeil n'est pas rigoureusement identique dans toutes les régions cérébrales. "Des chercheurs de l'Université de Lyon se sont aperçus qu'au cours de l'endormissement, le cerveau peut se trouver dans des états où se manifeste une dissociation entre certaines régions, les unes ayant déjà changé d'activité, comme si elles avaient accédé à une forme de sommeil, et d'autres pas", rapporte Thomas Andrillon, chargé de recherche de l'Inserm au sein de l'Institut du cerveau (ICM), à Paris. D'autres travaux ont mis en évidence que le cerveau peut "se réveiller" localement durant le sommeil afin de traiter des informations sensorielles en provenance de l'environnement. Comme quoi, sommeil et éveil peuvent cohabiter dans le cerveau humain. À l'instar du sommeil, l'éveil est-il lui aussi le théâtre de telles dissociations entre régions, la majeure partie d'entre elles étant éveillées mais d'autres pouvant présenter le profil d'"îlots endormis"? La réponse est oui. Toujours dans les années 2000, en effet, des scientifiques de la Washington State University s'étaient rendu compte, en enregistrant l'électroencéphalogramme (EEG) d'animaux éveillés, qu'apparaissait, de temps à autre, de l'activité ressemblant à du sommeil dans certaines zones de leur cerveau. Les travaux initiaux ont été menés chez le rat, dont une des caractéristiques, commune à de nombreuses autres espèces, est que chaque région cérébrale est divisée en différentes colonnes, autant de réseaux de neurones présentant chacun une unité fonctionnelle. La comparaison de ces colonnes révéla l'existence de dynamiques de fonctionnement ponctuel différentes de l'une à l'autre, tantôt propres à l'éveil, tantôt évoquant le sommeil. "C'est à la suite de cette expérience que le concept de sommeil local est apparu pour la première fois dans la littérature", précise Thomas Andrillon. Dans la foulée de ces travaux s'inscrivirent ceux du laboratoire dirigé par Giulio Tononi et Chiara Cirelli à l'Université du Wisconsin, aux États-Unis. Ce laboratoire s'intéressait en particulier à la régulation homéostatique du sommeil, qui se traduit par une augmentation de la pression (du besoin) de sommeil au fil de l'éveil et sa dissipation pendant que l'individu dort. En 2011, le magazine Nature publia un article intitulé Local Sleep in awake rats, dans lequel les chercheurs de l'équipe de Giulio Tononi et Chiara Cirelli relataient les résultats d'une expérience dont l'hypothèse de départ était que si l'on empêche un individu - en l'occurrence un rat - de dormir, certaines régions de son cerveau peuvent basculer de leur propre chef dans le sommeil lorsqu'elles ont accumulé localement trop de fatigue. Il était bien établi, sur le plan comportemental, qu'une personne soumise à une tâche de psychovigilance, telle que pousser le plus vite possible sur un bouton quand apparaît un point sur un écran, tend à réagir de plus en plus lentement à mesure que sa fatigue croît. L'hypothèse classique émise pour expliquer cette situation était celle du micro sommeil, c'est-à-dire d'une brève transition vers le sommeil impliquant le cerveau dans son ensemble. L'expérience conduite par Tononi et Cirelli, dont le premier auteur était Vladyslav V. Vyazovskiy, dévoila une autre vérité. Elle faisait appel à des rats maintenus éveillés durant une longue période au cours de laquelle ils essayaient d'atteindre un morceau de sucre. Qu'observèrent les chercheurs? Alors que l'animal est actif, les yeux ouverts, et que son EEG est caractéristique de l'éveil, la privation de sommeil est associée à la survenue, dans certaines régions de son cerveau, d'ondes lentes inhérentes à l'état de sommeil, couplées à des phénomènes de silence neuronal - les neurones déchargent peu et ont tendance à se synchroniser. En outre, l'incidence de ces périodes de sommeil local augmente avec la durée de l'éveil. "L'accumulation de fatigue s'accompagne d'un accroissement général des intrusions de sommeil partout dans le cerveau, mais surtout dans la ou les régions particulièrement impliquées dans l'accomplissement d'une tâche", souligne de surcroît Thomas Andrillon. Et de poursuivre: "Si le phénomène de sommeil local est enregistré dans une région cérébrale recrutée pour l'exécution d'une tâche, il est prédictif de la baisse de performance de l'animal et de l'accroissement des probabilités de le voir commettre des erreurs. En revanche, une telle prédiction n'est pas efficiente si le phénomène concerne une région étrangère à la réalisation de la tâche." Bref, les conséquences du sommeil local dépendent de l'identité de la région affectée et de la besogne que l'animal s'est assignée. Jusqu'à présent, il existait des marqueurs globaux de la vigilance, comme le diamètre pupillaire, mais aucun marqueur local à même de préciser qu'une région du cerveau est plus "fatiguée" qu'une autre, avec les conséquences potentielles de cette situation sur certaines performances. L'ensemble des expériences menées chez l'animal par différents laboratoires avaient en commun de se situer dans un contexte de privation de sommeil. C'est le même paradigme qui présida aux premières études entreprises chez l'homme. Elles furent de nouveau l'oeuvre des chercheurs de l'Université du Wisconsin, lesquels constatèrent l'apparition de phénomènes de sommeil local chez des volontaires maintenus éveillés durant 48 ou 72 heures. Et comme chez l'animal, ces transitions vers le sommeil prédisaient l'érosion des performances des sujets et la probable augmentation de leurs erreurs dans une tâche donnée (par exemple, conduire une voiture sur un simulateur) si et seulement si les régions cérébrales en proie à un phénomène de sommeil local concouraient à sa bonne exécution. "La privation aiguë de sommeil constitue cependant un contexte très spécifique et peu naturel", dit Thomas Andrillon. Aussi, en collaboration avec quatre chercheurs de l'Université de Melbourne, a-t-il voulu explorer le phénomène des intrusions locales de sommeil dans un contexte plus écologique. Les cinq scientifiques ont émis l'hypothèse que des épisodes de sommeil local peuvent survenir de façon spontanée chez chacun d'entre nous au cours d'une journée normale et expliquer nos pertes d'attention. Ils ont pu la vérifier comme en témoignent les résultats d'une étude qu'ils ont publiée en 2021 dans Nature Communications(1) . Les interruptions de l'attention auraient une origine physiologique commune: l'émergence, dans le cerveau éveillé, d'un profil d'activité locale semblable au sommeil. "D'une certaine manière, il peut être rassurant de savoir que nos pertes d'attention ont une cause identifiable et n'ont donc pas une origine mystérieuse", commente Thomas Andrillon, premier auteur de l'article. La littérature scientifique nous apprend qu'un adulte normal est très souvent inattentif. Tous les travaux sur le vagabondage de l'esprit - le "mind wandering" (MW) en anglais - montrent que dans des conditions peu motivantes, les individus passent environ la moitié de leur temps éveillé à penser à des choses sans rapport avec l'activité qu'ils doivent accomplir. Ils errent dans le passé ou le futur, se remémorant des souvenirs, songeant à d'autres tâches dont ils doivent s'acquitter plus tard, etc. Selon des études récentes, il arrive également que le flux des pensées s'interrompe, donnant à des personnes éveillées le sentiment d'avoir un esprit vide avant de revenir à soi et au monde sans savoir d'où. On parle alors de "vide mental", de "mind blanking" en anglais (MB). Toutefois, ce phénomène a été peu exploré jusqu'à présent. Pourquoi? "En raison d'un a priori voulant qu'un individu éveillé soit un individu conscient qui a nécessairement une pensée en tête, explique Thomas Andrillon. Cette confusion entre éveil et conscience tend à nous faire oublier qu'il existe des moments où il n'y a aucun acteur sur la scène de notre théâtre mental." Le chercheur de l'Inserm cite l'Américain William James (1842-1910), considéré comme le père de la psychologie moderne, qui comparait nos esprits à des oiseaux passant du vol au perchoir. L'expérience conduite par Thomas Andrillon faisait appel à 26 adultes jeunes en bonne santé. Elle reposait principalement sur trois piliers: une mesure du comportement des participants appelés à réaliser une tâche ennuyeuse, leur expérience subjective durant celle-ci et l'enregistrement de leur activité cérébrale par EEG à haute densité (64 électrodes). L'objectif des chercheurs était une meilleure compréhension de ce qui se produit dans le cerveau lors de nos pertes d'attention et, plus précisément, la nature de la relation qui pourrait unir le vagabondage de l'esprit, le vide mental et le sommeil. Nous vous invitons à découvrir la semaine prochaine à quelles conclusions ils sont arrivés et les voies de recherche qu'elles balisent, notamment dans le trouble de l'attention avec ou sans hyperactivité (TDA/H).