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A travers sa dernière oeuvre, Bug, dont le troisième tome est paru au printemps, Enki Bilal imagine un monde victime d'un bug informatique qui engloutit l'humanité dans un trou noir d'ignorance, toute archive ayant disparu. Avec son ironie grinçante coutumière, l'auteur de La foire aux immortels et Partie de chasse notamment, joue les pythies de manière saisissante - entre autres vis-à-vis de la guerre en cours, et nous explique dans l'ouvrage comme en interview, que demain c'est déjà aujourd'hui. Le journal du Médecin: Le livre paraît presque prémonitoire vis-à-vis de la situation en Ukraine? Enki Bilal: Je me suis mis dans la peau de gens dont la mémoire est effacée par un bug. En 2040, j'imagine que les gens n'ont plus rien en mémoire, ni dans le cerveau ni dans les ordinateurs: les bibliothèques de données sont vides. Il ne reste plus que les livres, et nous ne saurons plus ce qu'ils représentent... C'est déjà le cas actuellement. Je développe l'idée que c'est la panique à bord et que l'histoire ressurgit à travers des historiens d'âge canonique jouant avec des théories volontairement abstraites. Cette mémoire devait donc revenir sous forme de ce qui a marqué le 20e siècle. Les dictatures à travers le personnage de l'historienne, laquelle jongle avec des concepts idéologiques. Ensuite, dans mon récit, advient l'irruption des femmes au pouvoir. Car, parallèlement, je souhaitais me situer dans une logique de rupture avec la mémoire historique, notamment au niveau du rôle des femmes dans l'histoire: logiquement, c'est donc une tsarine qui veut rétablir le tsarisme en Russie. Ce qui rapproche mon propos du cas Poutine. Renforcé par l'image de cette longue table de la salle de réunion du Kremlin qui apparaît dans l'album? (il sourit) Cela me paraissait une évidence. La tsarine a kidnappé Kameron Obb, le personnage central de la série, lequel a une tache bleue sur le visage ; donc tout le monde se méfie, car personne ne sait de quoi elle résulte. Elle n'est pas rouge comme celle de Feu Mikhaïl Gorbatchev... Au sein de mon univers, le bleu domine: dans Tikho Moon, le film que j'ai réalisé dans les années nonante, Michel Piccoli incarnait un dictateur affublé d'une tache bleue. Je construis une sorte d'idéologie au travers de mon récit, et il se trouve que la réalité rattrape la fiction que j'avais imaginée, mais pour d'autres raisons. D'un point de vue poutinien, le président russe a peut-être déclenché cette guerre, convaincu que l'Occident était moribond: il vous prétendra toujours que c'est grâce à lui que l'islamisme radical a été arrêté. Et c'est une réalité... De son point de vue, Poutine constate que l'Europe est ouverte à tout le monde: et il déteste cela. Il y a eu un manque gravissime de psychologie de nos dirigeants occidentaux, bloqués dans cette idée que les Russes ont perdu la Guerre froide, que nous sommes les meilleurs. Grave erreur... Surtout que les premiers à faire un bras d'honneur au droit international, sont les Occidentaux avec la Guerre du Golfe puis celle d'Irak... Et même le bombardement de Belgrade, sans l'autorisation de l'ONU: cela reste en travers de la gorge des Russes, car il s'agissait de frères orthodoxes. Vous parlez de recomposition de la pensée dans Bug... Le livre repasse toutes les idéologies en revue: celle des néo-marxistes, des néo-féministes, des populistes royalistes... Comme si, dans le futur, nous serions encore et toujours tributaires de ces vieilles idées, idéologies, pensées surannées qui ne correspondent plus à la réalité, mais que l'on ne peut s'empêcher de recycler sans cesse... Je ne prétends que dans le futur avéré ce sera le cas - et j'espère que non, que les nouvelles générations amèneront autre chose ; mais face à un bug, le passé nous revient comme un boomerang. Ce sont les anciens, les vieux, qui possèdent cette culture, vont ressurgir avec leurs livres, la nouvelle génération ne sachant pas. Déjà, on observe une rupture entre le 20e siècle et aujourd'hui. Du fait de votre enfance serbe, y aurait- il une influence des icônes ou du réalisme socialiste dans votre dessin? Oui, des icônes sûrement, de manière inconsciente peut-être ; le réalisme socialiste certainement, car ce sont des images qui m'ont fasciné. Je les voyais, elles ont infusé en moi avant de ressortir: une influence qui a été digérée par Partie de chasse. À la limite, je m'en suis débarrassé à ce moment-là... sauf, que l'on ne se débarrasse jamais complètement de tout (il sourit). Et les icônes? J'étais fasciné par le rite orthodoxe, très présent en Yougoslavie et en Serbie en particulier. Il y avait aussi le Catholicisme et l'Islam en Yougoslavie. Sarajevo, où je me rendais souvent, était absolument géniale: un mélange de mosquées, synagogues, églises orthodoxes et catholiques. Ce foisonnement visuel m'a nourri. L'ex-ministre français de l'Éducation Jean Michel Blanquer a créé un observatoire du wokisme culturel, thème que vous abordez dans le livre également... Je n'ai pas de théorie à ce sujet, mais je me méfie de ceux qui veulent déboulonner, et de ce fait atteindre à la mémoire, sacrée à mes yeux. Je ne fais pas de classification entre ce qui est bon et pas bon: il convient de tout assumer. Des idées aberrantes nous arrivent d'outre-Atlantique.... Pour en revenir à l'antique historienne du livre, son personnage illustre le fait que l'histoire est constamment manipulée. Même lorsqu'elle est ancienne, on la manipule encore? Surtout aujourd'hui. Les médias sont devenus binaires, la nuance est proscrite: c'est blanc ou c'est noir. De surcroît, la couleur de peau entre désormais en ligne de compte: c'est blanc et noir, gauche ou droite, avec nous ou contre nous... Depuis la guerre en Irak? Et le wokisme s'intègre parfaitement dans ce schéma puisqu'il tranche entre bien et mal. Et moi je n'accepte pas cela en tant qu'être humain... Seriez-vous un mélange de Cioran et Kusturica? Cioran, c'est vrai, est aussi un peu désespéré, mais je pense être plus drôle que lui. Mais j'adore lire ses aphorismes et picorer dedans. Kustirica, je ne sais pas trop, car c'est vraiment un produit des Balkans. Le côté tchèque de ma mère, m'a procuré une distance vis-à-vis de tout cela. Kustirica est toujours dans le dur, l'effet, le bordel: en réalité, je suis très éloigné de lui. Mais, en même temps, nous possédons les mêmes codes, les mêmes gênes. Comptez-vous un jour adapter 1984? Le livre d'Orwell est déjà dépassé. Mais par contre, l'oeuvre reste et restera majeure. À mes yeux, cela ne servirait pas à grand-chose. Ce serait me copier un peu moi-même ou ressasser. Il y a peu de 1984 dans Bug, dans Animal'z et dans La tétralogie du monstre. Une oeuvre dispatchée et digérée, comme celles d'autres auteurs de SF que j'ai pu lire comme Azimov, Philip K Dick, Herbert... Dan Simmons. Vous avez déclaré que la science-fiction n'existait plus... Oui, je l'ai dit, et je le pense, sauf si l'on imagine une histoire de Martiens qui débarquent. L'iPhone la microchirurgie, les petites caméras, les implants, c'est de la SF d'il y a quarante ans devenue réalité. Prenez les prothèses que l'on a inventées et que j'imaginais il y a longtemps. L'évolution de la robotique a été prodigieuse. Musk fait décoller et atterrir une fusée à la verticale et en 2040, il y aura une mission sur Mars. Que pensez-vous du transhumanisme, puisqu'on parle de Musk? Cela fait partie de cette folie humaine, et par ailleurs naturelle, qui veut toujours aller plus loin dans tous les domaines et jusqu'à l'immortalité, puisque l'homme veut vaincre la mort. Un thème que j'aborde depuis le début, mais sur le mode humoristique, notamment dans La foire aux immortels. L'immortalité est une obsession de dictateur. Aujourd'hui, on en rêve grâce à l'évolution fulgurante des technologies de pointe: je n'y crois pas du tout, mais nous ne pouvons empêcher les humains d'essayer. Vous allez revenir au cinéma? Cela fait plus de dix ans que je n'ai plus rien réalisé: il existe un projet d'adaptation de Bug en en série pour la télévision. La première saison est écrite, mais j'en serai seulement conseiller: les producteurs ne souhaitent pas d'auteurs à la réalisation, mais des faiseurs qui savent tourner cinq minutes utiles par jour. Le projet est en cours de pré-production. Par ailleurs, j'ai deux projets personnels à l'arrêt pour l'instant parce qu'aujourd'hui il faut faire des films sociétaux, être une femme pour réaliser ou LGBT, mettre des blacks à l'écran: ce sont les règles et on vous le fait comprendre. Il s'agit de projets ambitieux, mais pas politiquement corrects. Votre univers évoque Denis Villeneuve, son Bladerunner 49 ou son Dune... C'est l'inverse: Denis Villeneuve proclame dans ses master class dit qu'il me doit beaucoup. (il sourit)