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Ce "Dictionnaire égoïste de la littérature mondiale" serait-il plus subjectif qu'égoïste ? En littérature, à mon sens, l'objectivité est une notion fausse. Elle n'existe pas, car la littérature est faite et lue par des hommes, sur laquelle leurs passions, leur partialité, leurs désirs se greffent. Et chacun ce faisant y apporte son lot de culture, d'histoire, de préjugés. Bref, il n'y a pas non plus de lecture objective... Opposons alors égoïste et subjectif... Un terme que j'ai choisi par antiphrase : ce que j'aime pratiquer, notamment lors de la parution de mon Dictionnaire égoïste de la littérature française ou L'encyclopédie capricieuse du tout et du rien... qui n'était en rien capricieuse. Le mot égoïste est une manière d'affirmer que c'est moi et seulement moi qui parle, assumant mes partis pris et mes passions. Ce n'est pas à prendre comme un essai universitaire, dogmatique et coloré en fonction d'un savoir. Ce livre procède d'un système organisé, ce qui signifie qu'il vaut mieux le lire du début à la fin, dans sa cohérence, même s'il est alphabétique. D'ailleurs, en lisant le dictionnaire, on vous découvre également : avec "Bibliothèque", on apprend que vous êtes orphelin de père depuis l'âge de neuf ans et, au détour de l'entrée " Poe", que votre frère est décédé lorsque vous étiez étudiant... Les livres seraient-ils dès lors aussi une sorte de refuge, ou une échappatoire au malheur ? Pas exactement, car cela signifierait que les livres sont un médicament. Il y a de cela : mais j'ai été passionné par la lecture, bien avant que des malheurs ne me tombent sur la tête. Dès que j'ai commencé à lire, je me suis plongé dans les livres, et ce n'était pas qu'un refuge, mais la découverte d'un monde de pensée, de réflexion et d'images à mes yeux aussi réel... que la réalité. C''était comme grimper sur un manège enchanté. Il s'agit plutôt d'un dictionnaire qui va du 13e siècle à 1950 même si l'on trouve quelques livres postérieurs, globalement, cela s'arrête aux années 50. L'entrée "Nouveau roman" est d'ailleurs expédiée en une seule phrase courte... Comment dans le cas du précédent dictionnaire, j'ai pris pour principe de ne parler que d'écrivains morts, car une oeuvre ne peut être jugée avec honnêteté et justice que si elle est complète. Toute oeuvre est ainsi achevée par la mort. Il me fallait une frontière et c'est celle-là. Oserait-on situer votre personnalité d'écrivain entre Oscar Wilde, pour le côté un peu dandy, et Proust pour le regard porté sur la société... des écrivains morts justement ? Vous répondre serait prétentieux de ma part : Oscar Wilde, cela me paraît possible dans la mesure où je l'ai traduit et qu'il est bien autre chose qu'un dandy. Quant à Proust, c'est un océan dans lequel je me baigne depuis fort longtemps. Je le connais et, probablement, suis-je marqué par l'art de la littérature que possédait Proust, même si je m'en suis éloigné pour forger mon propre style. Mais il est clair que c'est l'un des écrivains qui est en moi. Mais l'on pourrait ajouter Nietzsche et Platon qui m'ont beaucoup marqué jeune homme, et qui sont on ne peut plus éloigné, dans le style, de Proust. Par ailleurs, je passe ma vie dans Shakespeare, lequel est très présent dans ce dictionnaire. Dans votre entrée sur "dématérialisation des oeuvres d'art" vous écrivez "l'existence matérielle est le garant de l'existence spirituelle ? Oui. D'ailleurs, ce livre n'est pas vendu en édition numérique. La dématérialisation des livres est à mes yeux un très grand danger. Ce qui oppose une résistance, c'est la matière ; la pensée dématérialisée n'est pas aussi forte et présente : un livre c'est là, on peut le prendre et présente une sorte de vécu dans la matière. Un livre numérique est dans une sorte d'état gazeux et nuageux, dans un cloud d'ailleurs, un peu lointain : cela devient un élément de mémoire. Or la mémoire est dangereuse, car elle opère des tris en oubliant des choses. Une bibliothèque physique c'est autre chose : j'en possède une, comprenant des milliers de livres, et parfois je parcoure les rayons, tombant sur un bouquin auquel je n'avais pas pensé et que je reprends. Une bibliothèque matérielle renforce un lecteur. Les gens qui doivent partir, à la guerre ou en prison notamment, sont beaucoup plus forts lorsqu'ils le font avec un livre. Stendhal est parti pour la campagne de Russie avec un livre en poche. Vous avez suivi des études de droit. En quoi celui-ci vous aide-t-il a jugé en littérature ? Il ne m'a appris réellement qu'une chose : aller à la source, d'entreprendre des fouilles. Et en littérature c'est très utile... Le dictionnaire, au fil des lettres de l'alphabet et des entrées qui le constituent, évoque souvent l'antisémitisme, la guerre et l'homosexualité... La guerre, mes parents et grands-parents l'avaient connue : je fais partie d'une génération qui a été nourrie par son souvenir. Ce qui a disparu aujourd'hui chez les jeunes générations. D'autre part, je défends le concept et le droit des minorités qui, à mon sens, servent les sociétés. Les majorités ne l'aiment pas, qui ont tendance à devenir comme un troupeau de vaches qui broutent ; il y a une espèce de fantasme de la totalité dans la majorité : elle se pense comme une totalité. Ce qui est évidemment une erreur. Les minorités sont la pour la rappeler à l'ordre... et elles sont embêtantes. Elles sont nécessaires pour rappeler à cette majorité tranquille et bovine qu'il n'y a pas qu'elle. Les minorités, juives, gays ou autres ont des fonctions de réveil et d'inventivité de la société. "Shakespeare" est sans doute l'entrée la plus longue du dictionnaire : pour filer une métaphore footballistique, Shakespeare c'est la Premier League, alors que Molière c'est le Championnat de France ? Molière en France est devenu une religion populaire comme Napoléon ou Louis XIV. Or que, même que si Le tartuffe est une très grande pièce, il y a également des choses simplettes chez Molière comme L'école des femmes... Qu'elles soient intelligentes, on le savait non ? Ça manque de fond. Et il est vrai que mon dictionnaire est truffé d'auteurs anglo-saxons, mais la littérature italienne notamment est bien servie également, tout comme l'allemande. Vous préférez Dada aux surréalistes que vous traitez de doctrinaires, en tout cas la branche française... Oui. Dada était une invention étrangère. La France est très scolaire et elle aime obéir, bien qu'elle se croit le pays de la liberté. Le surréalisme en France s'est choisi pour chef un directeur d'école. D'ailleurs, le père d'André Breton était gendarme, et son fils est resté gendarme toute sa vie. Breton ne faisait pas de la littérature, mais de la dictature... À l'époque, dans le premier dictionnaire, vous aviez un peu ressuscité le mot cuistre qui revient souvent encore dans celui-ci... S'ils étaient moins nombreux, je l'emploierais moins souvent.