...

En 2019, les chercheurs de Behive ont mené une enquête auprès de la population et des professionnels de l'aide et des soins, en Belgique francophone, en leur demandant notamment quels étaient, pour eux, les facteurs susceptibles de rendre la vie difficile. La douleur chronique est la réponse la plus citée par les usagers du système de soins, les difficultés psychologiques étant celle principalement citées par les professionnels. Ces résultats indiquent que la douleur chronique est un facteur majeur dans la vie des patients et que son importance semble sous-estimée par les professionnels. Pourquoi les douleurs chroniques prennent-elles une place si importante dans la vie des personnes et une place plus secondaire dans l'esprit des professionnels de l'aide et des soins? Qu'est-ce qui permet d'expliquer ce décalage entre le vécu des patients et la perception des professionnels? Les chercheurs de l'URSO ont mené une analyse approfondie de l'expérience de patients interviewés dans le système de santé, ce qui a permis d'identifier plusieurs éléments expliquant le décalage de perception. Nous vous présentons ici ceux qui sont principalement cités. 1. Une souffrance invisible et négligéeLes patients ont exprimé le fait que le corps médical et la population en général peinent à les reconnaître en tant que personnes vivant une situation de souffrance. En effet, la douleur a pour caractéristiques de ne pas être directement mortelle, de ne pas être visible à l'oeil nu (comme peut l'être par exemple une fracture non déplacée) mais pas forcément non plus à l'aide des technologies d'imagerie médicale classiquement employées en santé (comme les radiographies, scanners, IRM, échographies...). Les patients nous disent: "Je dois toujours convaincre les gens que j'ai mal" ; "c'était assez compliqué même mentalement. Il y a un moment je ne savais plus trop si c'est une douleur que l'on invente nous-même ou si c'est réel." La douleur est ainsi un élément moins reconnu que d'autres tant par les professionnels que par l'entourage: "En fait moi, tous les gens sont horrifiés pour moi. C'est quelque chose de reconnu le cancer, c'est horrible, tout le monde est là,"Oh, ça va, ça va?". Alors que toi tu souffres le martyre et personne ne te reconnais!". Pour limiter ce manque de reconnaissance les professionnels pourraient, d'après les patients, mieux les écouter et les considérer " En tout cas une forme d'écoute et de bienveillance ce serait bien."2. Un parcours fait d'errance médicale: Les patients errent dans le système de santé en cherchant par eux-mêmes les thérapeutes qui pourront les aider, ou en se faisant " trimballer de service en service". Dans les deux cas, les patients ont le sentiment de voir un trop grand nombre de soignants et de faire beaucoup trop d'examens médicaux: "Surtout c'est moi qui dois chercher pourquoi j'ai mal! Ça, ça me fait chier, excusez-moi du terme. Faire 50 médecins comme ça." Un professionnel référent apparait comme étant une des solutions pour limiter cette errance médicale. Une autre patiente nous dit: " C'est important pour moi, qu'il (le rhumatologue référent) voit vraiment tout, tout, de tous les hôpitaux pour qu'il puisse justement rassembler les informations, et voir ce qu'il y avait comme possibilités de faire pour avancer." Ou encore: " Justement, peut-être d'avoir quelqu'un qui reprend tout en main et qui fait un peu le point sur tout, dans tous les domaines, ça je n'ai pas trouvé." 3. Perdre beaucoup de temps pour se soignerAvoir rendez-vous chez un médecin spécialiste ou pour réaliser certaines imageries médicales est souvent synonyme de longue attente. Les personnes doivent patienter des semaines voire des mois entre chaque rendez-vous sans pour autant que ces derniers leur amènent des éléments de réponses et des moyens de soulagement satisfaisant. "C'est vrai qu'au lieu d'être en maladie quatre ans, j'aurais peut-être pu diviser par deux ou par trois le temps de maladie si tous les rendez-vous s'étaient enchainés, donc c'est vrai, pour ça, aussi un peu le rôle de médecin traitant, de sonner directement aux spécialistes pour avoir un rendez-vous plus tôt" Une évolution du système de santé sur plusieurs aspects permettrait de limiter cette perte de temps d'après les patients. Comme une patiente l'évoque, le médecin généraliste pourrait aider le patient à avoir des rendez-vous plus rapidement. Ceci implique une communication entre les professionnels et d'après elle c'est important " Je trouve que les médecins devraient communiquer entre eux. C'est vraiment le gros problème: c'est que d'un hôpital à l'autre, d'un médecin à l'autre, il n'y a personne qui communique". De plus, un accès plus précoce aux approches complémentaires serait pertinent "... jusqu'au moment où mon médecin m'a dit: "va voir un ostéopathe pour essayer de voir si lui, ne peut pas régler le problème d'une manière ou d'une autre." Voilà, ça a commencé en mars (...) on m'a dit seulement ce que c'était je pense début août. C'était assez long." 4. "Circulez, il n'y a rien à voir!"Un autre aspect souvent relevé par les patients est le manque d'écoute et de vision globale du corps médical. Un patient nous raconte ceci: "il n'y a rien eu à l'échographie, puis on m'a trimbalé de services en services, (...) refaire une échographie. J'ai fait trois échographies au total. J'ai refait un scanner complet (...) il y a un moment, on me disait: "tu n'as rien, c'est juste que voilà, c'est une douleur fantôme, c'est comme ça. Il va falloir que tu apprennes à vivre avec." Cette citation met en lumière une forme d'opposition entre la parole du patient et la sacralisation des examens médicaux et notamment des imageries, par le corps médical. Si le professionnel ne voit rien c'est qu'il n'y a rien à voir. Ceci fait écho au caractère invisible des douleurs et au manque de reconnaissance que cela entraîne. Prendre le temps d'écouter les patients et de s'informer sur les pratiques amenant à reconnaître d'autres expertises que l'imagerie aiderait le développement d'une vision globale de la santé. Cette vision pourrait allier les approches humaines (écoute, observation, palpation...) et les prouesses technologiques actuelles (imageries par résonance magnétiques, scanner, chirurgie...) Le manque de reconnaissance des douleurs chroniques lorsque leurs origines ne sont pas expliquées par une image ou test médical, une vision limitée des problématiques dont souffre le patient ainsi que des aides possibles et, pour finir, un manque de centralisation des informations et de coordination entre les différents acteurs du corps médical et paramédical sont les causes signalées par les patients comme celles qui empêcheraient le système de soins de les aider avec efficacité dans leur souffrance.