...

Le dopage est-il éthique ? La question peut paraître saugrenue à la plupart d'entre nous. Pourtant, dans un livre récent 1 publié par l'Académie royale de Belgique, le philosophe et médecin Jean-Noël Missa, directeur de recherches au FNRS, professeur à l'ULB et directeur du Centre de recherches interdisciplinaire en bioéthique, explique que la réponse à cette question dépend du cadre philosophique auquel on se réfère. La volonté d'interdire le dopage, avec pour arguments la sauvegarde de la santé des sportifs et celle de l'équité sportive, relève, selon lui, d'une philosophie naturaliste du sport, qu'il qualifie également de bioconservatrice. Dans cette approche, les épreuves sportives doivent couronner le talent intrinsèque et le " travail " mis en oeuvre pour le faire fructifier. Le dopage y est donc considéré comme une faute majeure justifiant la lutte antidopage et son corollaire, le prohibitionnisme à l'égard de substances et techniques dites interdites. Les premières lois antidopage furent promulguées en 1965, d'abord en Belgique, ensuite en France. Le dopage avait été condamné des années auparavant dans certaines disciplines - marathon (1920), escrime (1936)... -, mais cela sans suite dans la mesure où l'on était incapable de détecter, par des contrôles, la prise d'éventuelles substances d'amélioration de la performance. D'autres disciplines n'avaient pas formellement proscrit ces aides artificielles, laissant à penser que l'approche bioconservatrice n'a pas prévalu toujours et partout. Pour Jean-Noël Missa, elle n'est pas la seule possible sur le plan éthique et philosophique ; il en existe deux autres : celle des penseurs libéraux, qui considèrent que l'emploi de biotechnologies d'amélioration de la performance doit relever de la liberté individuelle, et celle, plus extrême, des tenants du transhumanisme, qui revendiquent le droit et la possibilité pour chaque être humain d'accéder à un usage rationnel de ces biotechnologies afin d'augmenter ses capacités et son bonheur. " Il s'agit, dit Jean-Noël Missa, d'une utopie technoscientifique et libérale, qui repose sur le pari que les hommes choisiront librement d'avoir recours aux technologies d'amélioration. " À l'échelle sociétale, le sport ne constitue qu'un microcosme, un sous-domaine dans lequel pourraient potentiellement s'exprimer l'une ou l'autre des trois approches philosophiques susmentionnées. Si, dans la vision naturaliste, doper tient de la tricherie, il n'en est rien lorsqu'on adopte une perspective libérale ou transhumaniste. La question est alors : est-il souhaitable d'autoriser le dopage ? Jean-Noël Missa défend la position libérale, moyennant le respect d'une condition : qu'il se réalise sous contrôle médical. Néanmoins, il ajoute que, dans le domaine du sport, il peut comprendre la position bioconservatrice, mais qu'il ne peut y adhérer parce qu'elle est inapplicable, qu'elle entraîne des effets pervers incommensurables et qu'elle crée une hypocrisie totale et un double langage. " Tous les gens avertis, y compris les journalistes sportifs, font semblant de s'indigner lorsqu'un contrôle antidopage est positif, alors qu'ils savaient pertinemment bien que l'athlète concerné prenait des produits dopants depuis longtemps ", commente-t-il. Fondamentalement, il souligne la faillite absolue du système prohibitionniste inhérent au courant philosophique naturaliste qui sous-tend l'action de l'Agence mondiale antidopage (AMA) et des fédérations sportives. Ce constat d'échec, il n'est pas le seul à le dresser. Bien que radicalement opposé à la libéralisation du dopage et, partant, à la philosophie libérale appliquée au monde sportif, le docteur Jean-Pierre de Mondenard, médecin français du sport et auteur de nombreux livres sur les aspects médicaux du cyclisme ainsi que sur le dopage dans différentes disciplines, considère aussi que la lutte antidopage est un échec cuisant. Toutefois, contrairement à Jean-Noël Missa, il ne remet pas en cause la nécessité de la mener, mais la manière dont elle l'est et par qui. Il stigmatise l'implication des fédérations sportives, qui sont juges et parties dans le combat contre le dopage - affaires étouffées, instances plus soucieuses de l'image de leur sport et de rentabilité que d'éthique. " D'un côté, les fédérations veulent montrer qu'elles agissent, ce qui s'est notamment traduit par des affaires retentissantes mettant en cause des champions reconnus comme Lance Armstrong ; de l'autre, elles aspirent à attraper le moins d'athlètes possible, assène-t-il. Si les fédérations veulent gérer la lutte antidopage, c'est pour minimiser les déflagrations et les effets collatéraux. "Quant à l'AMA, créée en 1999 pour promouvoir et coordonner la lutte contre le dopage dans le sport sur le plan international, Jean-Pierre de Mondenard estime qu'elle est un réceptacle d'incompétence. À ses yeux, aucun de ses quatre présidents successifs (le Canadien Dick Pound, l'Australien John Fahey, le Britannique Craig Reedie et le Hongrois Witold Ba?ka) n'était taillé pour la fonction. En caricaturant, il dit : " La veille de leur nomination, certains d'entre eux ne savaient pas si le mot "dopage" s'écrit avec un ou deux "p". " Il ose même une comparaison amusante : " Comment assurer la lutte contre le grand banditisme en la confiant à la brigade de Saint-Tropez plutôt qu'au GIGN ? ... "À l'instar du médecin français, Jean-Noël Missa insiste sur le fait que les grandes affaires de dopage qui ont défrayé la chronique ces dernières années n'ont pas eu pour origine les contrôles antidopage. Ainsi, l'affaire Armstrong est née à la suite d'une dénonciation du coureur Floyd Landis et de témoignages d'autres anciens équipiers. " Dans l'affaire Balco, c'est Trevor Graham, un ancien entraîneur de Marion Jones, qui a envoyé une seringue contenant de la TGH au laboratoire antidopage du CIO ", écrit le professeur Missa. Et pour ce qui est de l'affaire du dopage en Russie, elle a éclaté dans la foulée d'un documentaire diffusé sur une chaîne de télévision allemande. Les époux Stepanov (Yuliya Stepanova, athlète pratiquant le 800 m, et Vitali Stepanov, ancien employé de l'agence antidopage russe RUSADA) s'y étaient livrés à de fracassantes révélations. De même, Jean-Pierre de Mondenard rappelle que ce sont des enquêtes policières qui ont fait éclore les affaires Festina (1998) et Puerto (2006). Plus récente, l'affaire Aderlass relative aux pratiques de dopage du médecin allemand Mark Schmidt, et impliquant principalement des skieurs de fond et des cyclistes, a démarré en 2019 après les révélations du fondeur autrichien Johannes Dürr. Pour Jean-Pierre de Mondenard, la lutte contre le dopage doit s'organiser à tous les niveaux et inclure notamment les forces de l'ordre et des experts scientifiques indépendants susceptibles de débusquer des formes de dopage basées sur des produits et techniques réputés indécelables, conçus ou non dans la clandestinité. Il signale également que jamais on entend la voix des sportifs " propres " s'exprimer pour réclamer un sport sans dopage. Peut-être n'y en a-t-il pas beaucoup ? ... Ou savent-ils que toute rébellion les conduirait à un désaveu de la part du milieu et à une mise en quarantaine ? Jean-Noël Missa, lui, est persuadé que le combat est voué à l'échec, surtout avec l'arrivée de médicaments biosimilaires et l'émergence de la thérapie cellulaire et génétique. Il considère en outre que le courant prohibitionniste draine plusieurs effets pervers dans son sillage. Et de citer les atteintes à la vie privée des athlètes, entre autres en raison de contrôles inopinés, y compris de nuit, effectués pendant, avant ou après une compétition. À cela se greffent des perquisitions, l'obligation pour les athlètes de tenir les contrôleurs au courant de leurs déplacements, l'existence d'un " Passeport biologique " (PBA), initialement instauré en 2009 par l'Union cycliste internationale (UCI) et destiné à dévoiler des variations biologiques (au départ, uniquement hématologiques) permettant de cibler des athlètes candidats à des contrôles antidopage particuliers. Autres effets pervers relevés par Jean-Noël Missa : la criminalisation et la diabolisation des athlètes, la réécriture continuelle des palmarès sportifs, la suspicion généralisée ou encore l'hypocrisie d'un système antidopage s'assimilant à un miroir à deux faces - d'un côté, une chasse aux tricheurs, sorte de croisade dont le but proclamé est de démasquer une minorité de " dévoyés " ; de l'autre, un dopage quasi généralisé auquel conduit immanquablement l'inefficacité du système, les victoires étant pratiquement inaccessibles aux sportifs non dopés.