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Faut-il libéraliser le dopage dans le sport de compétition ? Auteur de nombreux livres sur les aspects médicaux du cyclisme et sur le dopage dans différentes disciplines, le médecin français Jean-Pierre de Mondenard y est hostile. En revanche, le Pr Jean-Noël Missa, directeur de recherches au FNRS, professeur à l'ULB et directeur du Centre de recherches interdisciplinaire en bioéthique, y est favorable comme on peut le lire dans son récent essai Le dopage est-il éthique ? (1) L'un et l'autre se rejoignent cependant sur un point : souvent placés sur le devant de la scène, la santé des athlètes n'est pas, selon eux, une préoccupation majeure pour les fédérations sportives. " L'enjeu pour les fédérations est la santé de leur sport, pas celle des sportifs ", affirme le Dr de Mondenard. Quant à l'objectif de garantir l'équité sportive, entendue comme la possibilité pour chaque athlète de concourir sur un pied d'égalité, il s'égare dans l'impasse où le conduit la faillite de la politique de l'Agence mondiale antidopage (AMA) et des fédérations sportives. En effet, dans le contexte actuel, le seul moyen pour espérer concourir sur un pied d'égalité, abstraction faite des dispositions naturelles de chacun, n'est-il pas de se doper ! ... Selon Jean-Noël Missa, affirmer que le dopage est contraire à l'esprit sportif constitue une contre-vérité et l'interdire dans le sport de compétition, une contradiction structurelle. " Le dopage, écrit-il, n'est rien d'autre que la conséquence logique de la quête d'une maximisation de la performance. " À ses yeux, se doper " fait partie intégrante du sport de compétition, de sa réalité, de son histoire, de sa logique, et donc de son "essence" ". Se référant à la prise de produits interdits, Lance Armstrong ne déclara-t-il pas que cela faisait partie du job ? ... Devant l'échec cuisant de la lutte antidopage confiée à l'AMA et aux fédérations sportives, mais également en raison de la logique sous-jacente à la quête d'une maximisation de la performance ainsi qu'en raison d'" affinités philosophiques " qui lui sont propres, le Pr Missa adhère au courant des penseurs libéraux, lesquels estiment que le recours aux biotechnologies d'amélioration de la performance doit être laissé au choix de chacun. Il nuance néanmoins sa position : " Je ne suis pas sûr qu'une libéralisation améliorerait la situation, mais au moins serait-elle moins hypocrite et nous dégagerait-elle de cette croisade morale, puritaine, que veut nous imposer la lutte antidopage au nom de la religion naturaliste du sport. "L'éthique libérale est bâtie sur la notion d'acceptation du risque. Au sportif de décider s'il est prêt à se doper et dans quelles limites. Jean-Noël Missa juge absurde d'interdire l'utilisation de produits artificiels d'augmentation de la performance à une époque où l'on essaie de ralentir le vieillissement, où des femmes et des hommes se livrent à des opérations de chirurgie esthétique, où, plus largement, émerge un nouveau paradigme à côté de la médecine thérapeutique : la médecine non-thérapeutique d'amélioration de l'humain. " Le couple diabolique formé par Lance Armstrong et son directeur sportif Johan Bruyneel était à l'avant-garde du sport contemporain, où des athlètes doués utilisent la biomédecine pour maximiser la performance ", estime le Pr Missa. Dans l'esprit du philosophe de l'ULB, cette approche nouvelle doit s'effectuer sous contrôle médical afin de préserver la santé des sportifs. Ce qui suppose la définition et le respect d'une nouvelle déontologie qui s'appliquerait à la médecine d'amélioration. Malheureusement, ainsi que le souligne le docteur de Mondenard, les faits sont là pour nous rappeler que la tricherie est probablement consubstantielle à l'espèce humaine et que la déontologie a été régulièrement écornée par des médecins gravitant dans le milieu sportif - par exemple, les docteurs Eufemiano Fuentes (affaire Puerto), Michele Ferrari (Armstrong, Jalabert, Moser...), Francesco Conconi (Fignon, Moser, Indurain, Armstrong, Pantani...), Éric Rijckaert (affaire Festina) ou encore Mark Schmidt (affaire Aderlass). La question est de savoir si, sous l'angle du pragmatisme, donc de la vérité du terrain, la vision libérale autorisant des formes de bioamélioration sous contrôle médical est supérieure à la vision bioconservatrice (se doper constitue une faute majeure) pour l'éthique sportive, la santé des athlètes et le sport lui-même. Le Pr Missa le pense, bien qu'il ne s'aventure pas à l'affirmer de manière péremptoire et met directement le doigt sur le principal écueil de la philosophie libérale : " En libéralisant le dopage, on oblige les athlètes qui n'ont pas envie de se doper à se convertir au dopage ou à renoncer à la compétition. "En octobre 2016, le docteur de Mondenard publiait sur son blog (https://dopagedemondenard.com) un article intitulé Le dangereux mirage de vouloir légaliser le dopage (fût-il médicalement encadré). Outre l'inconvénient majeur mis en exergue par Jean-Noël Missa, il énonce plusieurs arguments contre la légalisation. Ainsi, il rappelle les effets délétères du dopage qui, selon les substances, peut conduire à dépasser les limites physiologiques du corps, devenir une bombe à retardement par ses effets secondaires décalés dans le temps, induire des effets tératogènes sur la descendance de l'athlète, accroître l'agressivité et parfois, sous l'emprise d'" engrais du muscle ", conduire à des agressions violentes (la rage des stéroïdes). À cela se greffe le fait que les athlètes ont coutume d'augmenter les doses à l'insu des médecins et prennent des cocktails de médicaments pour en potentialiser l'action (EPO + fer + aide folique...) ou en limiter les effets secondaires (EPO + anticoagulants)... Évidemment, ces conséquences néfastes ne sont pas l'apanage de l'approche libérale du sport, dans la mesure où la lutte antidopage menée dans le cadre de l'approche naturaliste est une faillite complète et, conduisant à un dopage clandestin, peut dès lors essuyer les mêmes critiques. " On ne lutte pas contre le dopage, on fait semblant. C'est la carence de la lutte antidopage qui devrait être clouée au pilori, pas les athlètes ", martèle le médecin français. Il soulève d'autres questions : qui va former les médecins dopeurs ? Quels médecins pour les sportifs " pauvres " ? la société doit-elle payer les conséquences du dopage ? A partir de quel âge autorise-t-on les drogues de la performance et qui décide ? Quelle sera l'indépendance du médecin vis-à-vis de son employeur, des sponsors ou de l'organisateur d'une compétition ? " Les médecins, pour attirer une clientèle de haut niveau à leur cabinet de consultation, plongent sans hésiter dans la surenchère des drogues et cocktails de la performance afin d'être considérés par les sportifs comme un rouage incontournable dans la quête des podiums ", déclare encore celui qui fut responsable des contrôles antidopage sur le Tour de France entre 1973 et 1975. Il évoque ainsi les entorses au serment d'Hippocrate et ces " docteurs pygmalions qui recherchent l'exposition médiatique grâce aux performances de leurs "poulains" ". Il cite également le cardiologue du sport Fernand Plas, professeur à la faculté de médecine de Paris qui, dans les années 1960, attirait l'attention de ses confrères sur une possible dérive : " Le fait d'être médecin n'atténue pas le danger que peut faire courir l'emploi de certains médicaments. "Dans la conclusion de son livre, Jean-Noël Missa mesure la difficulté des choix éthiques à opérer, tout en avançant qu'il est peu probable que l'on puisse arrêter la vague qui s'apprête à déferler sur le sport et qu'il ne condamne pas par ailleurs : l'utilisation croissante du génie biotechnologique (notamment des applications de la thérapie génique) au service de l'amélioration des performances. Il écrit : " La question du dopage est donc un problème qui n'offre aucune solution pleinement satisfaisante. La politique - et l'éthique qui l'accompagne - que l'on souhaite adopter en cette matière dépend d'un choix sur le type d'effets pervers que l'on préfère éviter. Mais ce choix lui-même n'est-il pas une illusion ? Au-delà du débat "pour ou contre le dopage", nous avons le sentiment qu'il est impossible de prévenir l'avènement de certaines formes d'amélioration biotechnologique dans le sport. "