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Dans le monde, peu de laboratoires peuvent se targuer d'avoir eu accès à la station spatiale internationale. C'est le cas du Laboratoire de neurophysiologie et de biomécanique du mouvement qui appartient à la faculté des sciences de la motricité à l'Université libre de Bruxelles. " Ce qui a eu le don de susciter quelques jalousies, notamment des Américains, " glisse sur un ton quelque peu espiègle Guy Cheron qui dirige le laboratoire en question et qui est aussi professeur de neuropsychologie à la faculté de psychologie et des sciences de l'éducation de l'Université de Mons.L'homme de science qu'il est ne cache pas sa satisfaction. Il y a bientôt 20 ans qu'il a entamé des études spatiales et il peut en effet se flatter de résultats importants et de quelques belles publications dans des revues prestigieuses." Je suis en quelque sorte monté à bord de ce type d'études au début des années 2000, à l'époque où Frank De Winne a, lui, débuté sa première mission dans l'espace ", commente ce neurophysiologiste chevronné, qui a travaillé pendant toute sa carrière dans le domaine de l'électrophysiologie du cerveau." A l'époque, j'ai été contacté par Alain Berthoz, ingénieur et lui aussi neurophysiologiste au Collège de France. Notre travail consistait à étudier les rythmes cérébraux dans des tâches de navigation virtuelle. C'était la mission 'Neurocog'. Les Français cherchaient quelqu'un pour toute la partie électroencéphalographique. Ils se sont adressés à moi et à mon équipe et bien sûr j'étais très content. "Etude neurosensorielle appelée " potentiels cérébraux d'attention dirigée dans un espace virtuel à trois dimensions ", l'objectif de Neurocog était d'évaluer la capacité d'orientation et de perception d'un sujet en apesanteur, et de voir dans quelle mesure l'absence de référence dans cet état affecte l'accomplissement de tâches cognitives." C'est une expérience de neuroscience qui étudie l'influence qu'ont les informations sensorielles de vue, d'équilibre, de mouvement, et de position sur la perception de l'espace et le contrôle du mouvement ", précise le Pr Cheron. " Elle mesure aussi les temps de réponse à des stimuli en l'absence de pesanteur et effectue la comparaison avec les résultats des tests réalisés préalablement au sol. "" Nous sommes les premiers à avoir mené des expériences de ce type avec des astronautes en flottement libre dans la station spatiale internationale. "" L'expérience comporte deux exercices ", poursuit Guy Cheron. " D'une part des 'tours virtuels' au cours desquels le sujet se déplace virtuellement dans un tunnel, allant à droite, à gauche, en bas, en haut, avec différents angles ayant plus ou moins d'inclinaison, et il doit trouver quelle est la direction du tunnel et l'inclinaison au degré près de ces angles. D'autre part l''orientation visuelle' au cours de laquelle une ligne de référence orientée d'une certaine manière est affichée sur le moniteur vidéo, disparaît et à sa place apparaît une vue aléatoire avec des lignes dans différentes directions pendant quelques secondes, enfin une nouvelle ligne dans une orientation différente de la première s'affiche et le sujet doit retrouver l'orientation initiale. En parallèle l'activité cérébrale est mesurée à l'aide d'électrodes. "Le neurophysiologiste apporte aussi quelques précisions sur le matériel utilisé. " Il s'agit d'un dispositif de vision pour la réalité virtuelle équipé d'un masque, d'un moniteur et d'un ordinateur portable pour lancer le programme d'exercices, le tout intégré sur un châssis qui permet au sujet de poser ses coudes et de maintenir le dispositif avec des sangles. "Les résultats sont remarquables et la première découverte, à savoir un renforcement de la rythmique alpha en apesanteur, est plutôt surprenant aux yeux du Pr Cheron. (1 et 2)" Nous avons constaté que le rythme alpha est modifié en microgravité mais plutôt dans un bon sens puisqu'il est plus intense. On aurait pu s'attendre à l'inverse. "" C'est intéressant parce que ce rythme alpha, qui a été décelé au début du siècle passé est le rythme cérébral principal dominant de tous les individus sur terre, celui qu'on peut enregistrer quand un sujet ferme les yeux et qu'il est au repos. Il se situe aux alentours de 10 Hz. Les oscillations électriques qui sont alors produites par le cerveau reflètent la capacité du sujet à se détendre. "" C'est un rythme qui permet à l'individu d'être lui-même, qui unifie son fonctionnement cérébral. Dans la station internationale, nous avons étudié chez les astronautes la capacité à faire apparaître et disparaître le rythme alpha et nous avons comparé les données avec celles collectées avant et après le vol. Et donc, en apesanteur, la dynamique de ce rythme est conservée et même renforcée. "Autre constat, moins réjouissant celui-là : la microgravité entraîne une perte des préférences directionnelles que l'être humain a sur Terre et par conséquent une diminution de sa capacité à se percevoir dans l'espace et à s'orienter. (3 et 4)" Ce déficit se maintient durant tout le vol, surtout quand les astronautes sont en flottement libre, qu'ils n'ont plus de contact avec les objets qui sont dans la station, qu'ils ne voient plus leurs pieds et qu'ils perdent la capacité de se représenter leur corps " observe Guy Cheron. " Et donc, en même temps que s'évapore le sens du haut et du bas, de la gauche et de la droite, les préférences directionnelles qu'ils avaient au sol à cause de la gravité disparaissent. "Au passage, le professeur de l'ULB tient à souligner que ce résultat et les autres ont été obtenus avec un nombre limité de sujets, huit astronautes pour la première étude, et que ces sujets sont exceptionnels. " Les cosmonautes russes et Frank étaient des pilotes d'avions chevronnés. Ce n'est pas monsieur tout le monde. Or, des missions ont été accomplies non plus avec des pilotes mais avec des médecins, des physiciens, des ingénieurs et à l'avenir avec des touristes. ... C'est un facteur qui devra être pris en compte. "Lors des premières missions auxquelles ils ont participé, le Pr Cheron et son équipe ont également épinglé que la perception visuelle des astronautes est altérée en apesanteur." Ce n'est pas qu'ils deviennent aveugles mais dès que des images sont un peu plus complexes et qu'il y a du mouvement, il y a une diminution de leur capacité perceptive. C'est un trouble dont nous essayons encore aujourd'hui d'identifier l'origine. Elle est peut-être rétinienne car il y a des altérations au niveau du globe oculaire, ce qui est très embêtant. Ou alors elle est cognitive et se situe dans le cerveau. Et peut-être que ce sont les deux à la fois. "Dans les années qui ont suivi, une nouvelle mission a été confiée au laboratoire de l'ULB, toujours en étroite collaboration avec le Collège de France et cette fois avec aussi une équipe hongroise. Il s'agit de NeuroSpat, une mission dont la réalisation dans la station spatiale est achevée mais dont les données continuent à être traitées." Nous avons surtout montré que dans la station spatiale, le cervelet était spécifiquement mobilisé dans des tâches de perception visuelle, beaucoup plus qu'il ne l'est au sol. Donc il y a un recrutement de certaines régions cérébrales spécifique à la microgravité, une reconfiguration des ressources dont le cerveau a besoin. Cela signifie qu'en apesanteur, un astronaute doit non seulement se concentrer sur la tâche qu'il est en train d'accomplir, mais aussi se préoccuper à tout moment de savoir où il est, quelle est sa position. C'est toute la question du rapport du corps dans l'espace. Et cela occasionne une dépense énergétique cérébrale importante, ce qui peut aussi parfois expliquer certaines erreurs de manipulation et d'interprétation que peuvent commettre les astronautes alors qu'ils sont pourtant très perfectionnistes. " (5)La conclusion de Guy Cheron ? " Certes la vie en microgravité est possible, et cela, bien sûr, nous ne sommes pas les seuls à l'avoir démontré, mais tout ne va pas aussi bien qu'on voudrait le dire. Nous avons identifié des changements dans l'activité rythmique cérébrale. Ils sont probablement liés à l'adaptation et, comme toute adaptation a toujours un coût, nous avons constaté que la vie en microgravité demande plus de ressources cérébrales pour accomplir les mêmes tâches qu'au sol. "" Dans la perspective de voyages vers Mars, c'est important d'en tenir compte au même titre que d'autres problématiques qui concernent la musculature, le squelette, les facteurs physiologiques... Le cerveau est quand même la structure centrale de commandement... "