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Les avancées dans le domaine des " neuropsychosciences"(2) pourraient bien constituer, avec le recul de l'Histoire, la plus grande révolution scientifique du 20è siècle. Davantage que les sciences humaines, elles constituent par ailleurs un défi spéculatif tant pour une philosophie du vivant que pour une anthropologie scientifique. Cerveau et comportement fait le point sur les acquis scientifiques et constitue de ce fait un point de départ incontournable pour repenser certaines problématiques philosophiques fondamentales. Cerveau et comportement fait le point des connaissances neurologiques à partir desquelles peut se comprendre le "comportement", défini comme " un ensemble d'événements qui ont lieu dans le temps". Cette définition générale permet d'intégrer tous les êtres vivants dotés d'un cerveau, aussi rudimentaire soit-il, et tous les comportements, depuis les parades sexuelles jusqu'à la pensée, dans le champ couvert par ce traité. Le livre n'est ni une somme de neurologie ni de psychologie dont il intègre l'ensemble des acquis. Son objet propre est le lien entre cerveau (à noter que les auteurs intègrent le système nerveux entérique) et comportement à travers la chaîne des espèces. Les auteurs nous entraînent à travers la prodigieuse déclinaison de ce lien dans le monde vivant. Il sera question tant des oiseaux, des dauphins, des baleines (pour la musique), du paresseux ou du léopard (pour la coordination des mouvements) que de l'être humain. Quatre thématiques sont mises en avant tout au long de cet ouvrage. L'évolution qui théorise une continuité entre les différentes espèces, tout d'abord. Les auteurs enracinent leur vision dans une étude comparative tant du cerveau que du comportement, tels qu'ils sont le résultat d'une évolution biologique entamée il y a des milliards d'années. La génétique (on devrait dire plus largement le massif de la biologie moléculaire) et l'épigénétique (" l'étude des différences d'expression des gènes en fonction de l'environnement et de l'expérience"), ensuite. Le rapport entre ces deux termes est d'autant plus important pour nos auteurs que les mécanismes phénotypiques sont susceptibles d'induire de nombreux phénotypes différents sans que la séquence nucléotidique des gènes ne soit modifiée. La psychopharmacologie, ou comment les drogues et les hormones affectent le comportement est la troisième thématique transversale. Enfin, les auteurs accordent la plus grande importance au concept de plasticité, défini comme " la capacité du système nerveux à opérer des modifications physiques ou chimiques". Elle " permet une meilleure adaptabilité en réaction aux changements de l'environnement". La plasticité cérébrale est à l'origine des capacités d'apprentissage du système nerveux central. Cette idée fut formulée pour la première fois par Cajal, qui obtint le Prix Nobel pour sa découverte des neurones. Selon Cajal, les changements acquis, intimement liés à l'acquisition de la mémoire entre autres, sont localisés au niveau des synapses. Prenons l'exemple de l'apprentissage associatif qui associe deux stimuli, A et B. La neurobiologie contemporaine a décortiqué l'acquisition de LTP (potentialisation à long terme) au niveau de l'hippocampe. Ces LTP sont générés par des stimulations électriques de forte intensité. Il s'ensuit une cascade de réactions qui permet le stockage de souvenirs associatifs. Un autre exemple de plasticité cérébrale est la récupération chez les personnes cérébrolésées. Le courant philosophique auquel se rattachent les auteurs est le matérialisme éliminativiste dont ils affirment la neutralité par rapport à la religion, et qui peut se définir comme suit: " ... la compréhension des fonctions cérébrales peut remplacer les explications faisant intervenir des entités mentales". C'est tourner le dos à une tradition philosophique de plus de vingt siècles, par ailleurs présentée de manière des plus schématiques. Le chapitre relatif à la pensée est, sous ce rapport, le plus attendu du livre. Il est aussi celui où la " méthodologie des lésions cérébrales" est le plus prégnant. L'exemple de la distinction entre pensée convergente et pensée divergente (qui définit un type d'intelligence qui s'opère en dehors du registre des connaissances conventionnelles et des capacités de raisonnement classiques ...) illustre ce point. Les lésions frontales interfèrent surtout avec la pensée divergente, les lésions temporales et pariétales avec la pensée convergente. Faudra-t-il trouver une biologie moléculaire différente dans ces zones cérébrales pour rendre compte de cette distinction de psychologie cognitive? Quand il discutait de la phrénologie, Hegel se contentait d'observer que la pensée n'est pas un os. Elle n'est pas davantage des mécanismes moléculaires, même si elle passe par eux. Elle les transcende. Au coeur de la métaphysique, se trouve une hypothèse, celle de la mystérieuse connaturalité entre l'esprit et l'être. En d'autres termes, l'intelligence humaine présente cette caractéristique remarquable d'être capable de comprendre ce qui lui est totalement étranger, depuis le monde cosmologique et physique qui l'entoure, jusqu'au plus intime de sa corporéité, de sa propre biologie moléculaire, de sa propre neurobiologie.