Lors de la conférence "Déprescription et décroissance - Quand la santé individuelle rejoint la santé planétaire", organisée par le CHU Helora le 9 octobre 2024 (lire pages 16-17), Fabrice Berna (Université de Strasbourg) a fait un lien entre déprescription et décroissance. Pierre Oswald (HUB) estime au contraire que la déprescription fait le pari d'une certaine croissance.
...
Le raisonnement de Fabrice Berna, professeur de psychiatrie actif au CHU de Strasbourg, trouve son origine dans ses préoccupations. "Décroissance, environnement et déprescription sont des sujets qui me préoccupent. Je me suis posé la question du lien qui les unissait. C'est opportuniste au départ, mais en réalité, cela ne l'est pas tant que ça. Derrière la question de la déprescription, il y a pour moi un principe de"primum non prescribere". Il faut d'abord arrêter de prescrire l'inutile. Derrière ce principe, il y a une logique de décroissance, car la production de médicaments consomme de l'énergie et entre dans une logique de consommation. La production de médicaments suit une logique de production infinie, avec des nouveautés, des associations qui semblent sans fin. Il faut évoluer vers une pensée décroissante, même si c'est une goutte dans l'océan des choses à faire pour l'environnement.""J'ai du mal à lier décroissance et déprescription", estime quant à lui Pierre Oswald, directeur du service de psychiatrie du HUB. "La déprescription est pour moi une bonne pratique médicale, une innovation. Je ne la lie pas avec le phénomène de décroissance, un thème qui fausse presque le débat, car il est presque politique. Même si je suis d'accord: moins prescrire réduit l'impact environnemental du monde du médicament. Déprescrire, pour moi, ce n'est pas participer à la décroissance, mais au contraire participer à la croissance des connaissances, de l'innovation."Déprescription et décroissance, oui, mais déprescription et décroissance, non, en somme. "C'est ça. La santé écologique et l'approche globale en santé sont utiles. Mais il s'agit pour moi d'innovation, de croissance, et cela ne participe pas à ce phénomène de décroissance."Au-delà de la surprescription, les deux psychiatres ont abordé le surdiagnostic, qui est également une grande source de pollution. "Il y a un travail à réaliser en imagerie médicale par exemple", avance Fabrice Berna. "Il y a de nombreuses IRM inutiles, à peu près un tiers. Cela représente non seulement un coût économique mais aussi un coût écologique, tous deux évitables."Les deux hommes remettent également en question les campagnes de dépistage. "Cela contribue au surdiagnostic", pense le psychiatre français. "À l'échelle mondiale, le surdiagnostic du cancer de la thyroïde représente à peu près un demi-million de cas par an. Qui dit surdiagnostic veut dire surtraitement, et cela a un coût, un impact écologique et surtout une surmédicalisation évitable."Pierre Oswald rejoint Fabrice Berna. "La prévention est indispensable, mais le dépistage n'est pas la panacée. Il y a beaucoup de 'déchets' dans ces dépistages, avec une tendance au surdiagnostic, à la surprescription. Le dépistage n'est qu'un outil parmi d'autres de la prévention, et ne doit pas équivaloir systématiquement à une maladie et un traitement."Choosing Wisely et Rebuild the evidenced based sont deux initiatives qui permettent de lutter contre ce gaspillage dans l'utilisation des médicaments. "Choosing Wisely est un programme né au Canada. Il vise, par discipline, à recommander les prescriptions, les examens complémentaires qui sont strictement nécessaires selon les indications. Ce programme a été un grand flop en France, c'est inquiétant. Mais cela nous donne des outils de réflexion. Nous avons trop l'habitude de prescrire pour nous rassurer en médecine", estime Fabrice Berna. "Le programme Rebuild the evidenced based est l'initiative d'un médecin généraliste lyonnais. Son but est de redéfinir le niveau de preuves des médicaments afin que l'on sache quel médicament prescrire et ce dont nous avons réellement besoin. En réalité, les traitements en médecine qui ont un bon niveau de preuve ne sont pas légion: ils représentent 10% des traitements. Parmi ces 10%, 80% sont des médicaments. Le problème, c'est le nombre de médicaments que nous avons à disposition et que nous prescrivons sans discernement. On se donne bonne conscience en disant que cela sert à quelque chose. Alors que le niveau de preuve n'est pas forcément au rendez-vous."Certains médecins produisent, en quelque sorte, des "prescriptions refuges", davantage utiles pour les rassurer que pour réellement produire un effet bénéfique pour le patient. En Belgique, cela fait quelques années que l'on parle Health in all policies et de santé globale. Au final, on en voit peu les effets. Des initiatives en santé publique pourraient pourtant mettre de l'huile dans les rouages d'une santé environnementale accrue, en utilisant, entre autres, la déprescription. "L'Inami pourrait valoriser la concertation et le temps intellectuel par de nouveaux codes", conseille Pierre Oswald. "Nous avons bataillé en ce sens pour que la santé somatique soit prise en compte dans les hôpitaux psychiatriques. On a eu gain de cause, avec une concertation médico-psy aujourd'hui (un peu) rémunérée. Toutes les initiatives qui renforcent la transversalité et la concertation sont importantes."Fabrice Berna opte lui pour la production de placebo en masse. "Une idée qui ne plaira pas forcément à tout le monde", concède-t-il. Sa vision: pour légitimer le placebo, il faut le produire en masse, créer diverses variétés pour pouvoir alterner. "Je ne suis pas un fan du placebo, mais si, en cas de doutes, dans des cas légers - soit beaucoup de cas rencontrés en médecine - on peut éviter de gaspiller des médicaments, il faut le faire. Cela permettrait en outre de réduire une part non négligeable d'iatrogénie. À côté, il faut développer les approches non médicamenteuses, la prescription d'interventions non médicamenteuses à l'instar du sport."Conscient de la levée de boucliers immédiate que suscite son interrogation, le Dr Oswald ose: "Est-ce qu'il faut contrôler davantage les médecins par rapport à la surprescription?""Je n'ai pas la solution", répond Fabrice Berna. "Je pense que le contrôle ne plaît pas. Mais il faut se poser la question: pourquoi un médecin ne peut pas s'empêcher de prescrire? Cette manière de fonctionner entre finalement dans la transaction qui se conclut entre le patient, qui voit un besoin répondu, et le médecin. C'est pour cela que je pense que le placebo peut être utile. Si le médecin ne peut pas se libérer de son acte de prescription, le moindre mal est de légitimer la prescription d'un plabeco. Le coût écologique est nul, la tolérance aux effets secondaires est bonne et on évite de gaspiller."Attention, les deux psychiatres parlent du placebo dit "honnête". Le patient est informé qu'il prend un placebo. "Depuis une dizaine d'années, des recherches montrent qu'il n'est pas nécessaire de mentir au patient pour obtenir un effet placebo. On peut dire au patient qu'on lui donne une molécule sans action pharmacologique. Il n'est même pas obligé d'y croire."A contrario, de nombreux médecins prescrivent des placebos impurs. "Il s'agit de molécules pharmacologiques utilisées sciemment pour son effet placebo, sans le dire au patient. C'est monnaie courante: c'est l'antibiotique pour l'angine virale, c'est la prescription réflexe."Aborder l'efficacité du placebo est contre-intuitif. Pour s'aider, le Pr Berna fait appel à des graphiques tirés d'études pour démontrer que les courbes de diminution des symptômes, dans le cas d'une dépression légère ou modérée par exemple, sont finalement assez proches entre un antidépresseur et un placebo. "C'est une information que nous ne donnons pas suffisamment aux patients. Il faut leur laisser le choix de pouvoir essayer le placebo en premier lieu, et, si cela ne fonctionne pas, de prendre l'antidépresseur. C'est un impératif éthique. Il faut rappeler que l'efficacité du placebo est prouvée scientifiquement."Cela amène à une pratique très personnalisée. "Déprescription et utilisation de placebo se font au cas par cas. Concernant les placebo, j'essaie de voir quels sont les produits les moins toxiques pour le patient", explique Fabrice Berna. Il donne un exemple: "J'ai une patiente qui présente un trouble psychotique et souffre de troubles du sommeil. Elle prend des hypnotiques depuis longtemps. Cependant, elle s'en plaint car, le lendemain de la prise du médicament, elle se sent vaseuse. Elle aimerait arrêter. Je lui ai proposé des placebos pour l'aider à dormir. Je lui ai demandé quels placebos elle accepterait de prendre. Elle m'a parlé de l'homéopathie. Je lui ai donc dit de recourir à l'homéopathie pour les insomnies légères, et de revenir à la molécule active en cas d'insomnie lourde. Son retour est très positif puisque les deux solutions fonctionnent. La seule différence est qu'elle est en forme le lendemain quand elle a pris le placebo."