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Keith Haring (1958-1990) est mort du sida à l'âge de 31 ans ; Jean-Michel Basquiat (1960-1988) a succombé à 27 ans à une overdose d'héroïne. Malgré leur courte vie et leur brève carrière, ils ont tous deux légué une oeuvre gigantesque. Même s'ils utilisent un langage visuel totalement différent, leur art est immédiatement reconnaissable. Il ne suffit donc pas de descendre dans la rue avec un pinceau et des bombes de peinture. Si on veut toucher un large public, le message doit être clair, percutant et les codes (visuels) permettant de le délivrer doivent être aussi lisibles que possible. Haring et Basquiat sont tous deux passés par la rue avant d'être exposés dans les galeries et les musées, même si ce n'était pas de bonne grâce. Leurs oeuvres atteignent aujourd'hui des sommes colossales dans les salles de ventes aux enchères. Le 18 mai 2017, Untitled, un tableau sans titre de Basquiat a battu un record d'enchères chez Sotheby's New York en étant adjugé à 110,5 millions de dollars (environ 98 millions d'euros). Les oeuvres de Haring partent quant à elles aux alentours des 6 millions d'euros, même si ce montant semble bien éloigné de son credo L'art, c'est pour tout le monde. Keith Haring, l'exposition qui lui est consacrée à Bozar (prolongée jusqu'au 21 juillet), et le catalogue qui l'accompagne (éd. Fonds Mercator), apportent un bel aperçu de sa courte vie et de la richesse de son travail. Keith Haring était certes un artiste, mais il était avant tout militant ce qui, à ses yeux, était probablement plus important. Pour lui, l'art n'était pas un objectif en soi, mais bien un moyen, un levier pour mettre les choses en mouvement. Derrière ce petit homme frêle - les apparences sont trompeuses - se cachait une forte personnalité au grand coeur. Pour comprendre le phénomène Street Art actuel, il nous faut retourner dans le New York des années 1980. À cette époque, une contre-culture était en train d'éclore dans les caves miteuses d'East Village, un quartier de Downtown Manhattan, avant de rapidement se diffuser dans le monde entier. L'art et la musique en étaient les moyens pour dire NON au racisme, à l'homophobie, à l'oppression exercée par la religion, les armes atomiques, etc. Des thèmes qui font encore écho aujourd'hui. Et dans cet environnement où tout était en ébullition, Keith Haring se sentait comme un poisson dans l'eau. Il cherchait à diffuser son art par des moyens démocratiques, l'amenant à découvrir la culture underground d'East Village, " the place to be " où il a pu laisser libre cours à sa créativité. Il avait déjà acquis une certaine notoriété grâce à ses performances dans le métro new-yorkais. Ses milliers de dessins à la craie étaient arrachés par des navetteurs impatients. Dans East Village, où il a été adopté par Andy Warhol, il a pu se défouler complètement. Keith Haring avait d'ailleurs énormément à proposer. Il s'est révélé artiste, faisant des collages, jouant avec les mots, réalisant des films vidéo, dessinant des pochettes de disque, créant des vêtements pour Madonna, peignant sur le corps sculptural de Grace Jones pour certaines de ses performances. Parce que la formule d'une galerie classique ne lui plaisait pas, il crée une galerie underground dans East Village et met sur pied des expositions sur fond de musique punk dans les sous-sols étouffants d'une église de la place St. Mark's, devenus le mythique Club 57. Des dizaines d'artistes ont ainsi marché sur ses traces en créant leur propre galerie dans East Village. Pour Keith Haring, un artiste était " un porte-parole d'une société à un moment donné de l'histoire ". Il a lui-même pris une part active aux manifestations contre l'Apartheid en Afrique du Sud, contre la course à l'armement, contre le système défaillant des soins de santé aux États-Unis lorsque l'épidémie de sida s'est déclarée. Il a conçu et créé des milliers d'affiches qu'il distribuait lors des manifestations. La rue était son atelier et sa galerie ! Son message le plus percutant est probablement la fresque de 300 mètres de long qu'il a réalisée en 1986 sur le Mur de Berlin. Il l'a recouvert de ses personnages typiques aux couleurs du drapeau allemand, peints main dans la main pour signifier la solidarité entre les peuples de l'Est et de l'Ouest. Quelques mois avant son décès, avec 500 enfants, il a également réalisé une peinture murale de 150 mètres de long dans le centre de Chicago. " J'ai peut-être influencé leur vie de façon durable ", écrivait-il dans son journal. Keith Haring mentionnait invariablement Fernand Léger, Jean Dubuffet et Pierre Alechinsky comme sources d'inspiration. Est-ce son admiration pour notre compatriote qui l'a poussé à se rendre en Belgique ? Nous l'ignorons, mais le fait est qu'il a visité notre plat pays à plusieurs reprises et qu'il y a laissé son empreinte. À Knokke, il a peint un container, au MuHKA d'Anvers, il a réalisé une peinture murale dans le café du musée. Il réserve toutefois sa plus grande admiration à Jean-Michel Basquiat, un autre artiste de rue, avec qui il se lie d'amitié en 1980. Basquiat était de deux ans son cadet, un artiste autodidacte, un talent naturel aux origines haïtiennes. Dès 18 ans, il attire déjà l'attention avec ses peintures murales explosives et très vite, il accède au melting-pot artistique d'East Village. Tout oppose les deux artistes dans leur travail. Autant Keith Haring peint des personnages aux allures amusantes, dans un style de bande dessinée, apparemment innocents et caractérisés par des lignes fluides, autant Jean-Michel Basquiat représente des créatures grimaçantes, dans un vide d'horreur sinistre, presque effrayant. Haring aimait la calligraphie et dans le travail de Basquiat, il admirait surtout ses 'graffitis littéraires'. C'est peut-être bon gré mal gré, et surtout après leur disparition précoce, que les deux artistes se sont retrouvés associés au marché de l'art. Même si Keith Haring, sentant sa mort arriver, avait pris ses précautions en fondant la Keith Haring Foundation, qui vient en aide aux jeunes défavorisés et qui soutient les organisations luttant contre le sida. Ce qui était prévisible s'est produit : l'art de Haring et surtout celui de Basquiat sont aujourd'hui adjugés à des sommes astronomiques dans les prestigieuses maisons de ventes aux enchères. D'un autre côté, de grandes expositions sont programmées dans les musées les plus renommés du monde entier pour faire en sorte que le message qu'ils voulaient transmettre avec leur Street Art reste toujours audible. Cela semble contradictoire et c'est bien le cas. Des figures emblématiques comme Keith Haring et Jean-Michel Basquiat ont radicalement changé l'art et ils ont incité de nombreux jeunes venus de partout à trouver leur bonheur dans les arts de rue. En gardant à l'esprit le message et l'héritage spirituel de Keith Haring, ces jeunes artistes, espérons-le, ne se laissent pas trop mener et tromper par l'or, le bling-bling, et les mécanismes financiers qui se cachent derrière le marché de l'art. Parce que 110,5 millions de dollars pour une oeuvre de Basquiat, c'est évidemment beaucoup ! Keith Haring, exposition à découvrir jusqu'au 21 juillet à Bozar, Bruxelles. Ouvert du mardi au dimanche de 10 h à 18 h. En raison du Covid-19, la réservation des tickets avec créneau horaire est obligatoire. www.bozar.be Darren Pih (red.), Keith Haring, avec des textes de Paul Dujardin, Tamar Hennes, Hans-Jürgen Lechtreck et Darren Pih, traduit en français. Ed. Fonds Mercator, 127 pages.