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Crise de 2008 : interne à la société humaine. Origine : la finance virtuelle s'écrase sur l'économie réelle, prouvant ainsi qu'elle n'a de virtuel que le nom. En effet, des humains théorisent des produits dérivés, développent des algorithmes et les font tourner sur des ordinateurs donnant des ordres à haute fréquence. Générateurs de profits colossaux, ces jeux s'avèrent instables et à haut risque de pertes abyssales. Pour se prémunir, leurs promoteurs se couvrent par des trésors d'ingéniosité juridique et usent de leur énorme pouvoir d'influence. La suite est connue: austérité pour l'économie réelle et siphonnage de l'argent des contribuables pour sauver les banques systémiques. Celles-ci, dès leur sortie de réanimation, résistent aux réformes annoncées par les politiques et reprennent leurs habitudes sulfureuses.[1] Restons optimistes et espérons que l'émergence d'une finance éthique, forte de ses modèles et techniques, puisse calmer la démesure des marchés.Crise de 2020: cause externe à la société humaine. Origine: le monde réel où un virus contagieux menace la population mondiale. Selon les pays, la prise de conscience et les réactions suivent des modalités très variables. Mais partout, les scientifiques et les médecins se mobilisent et interagissent avec les politiques pour freiner la propagation et se préparer aux traitements intensifs des cas sévères. L'économie réelle mise KO par le virus prend sa revanche bien malgré elle et c'est le krach. Cette fois, le politique annonce des aides aux entreprises.Remarquons le contraste. En 2008, des banquiers appellent les politiques au secours puis, une fois sauvés, recommencent de plus belle en résistant de toutes leurs forces aux réformes promises. Aujourd'hui, une coopération plus étroite semble s'installer, cahin-caha, entre le monde médical et les politiques.Quant aux médias, ils doivent concilier la dramatisation pourvoyeuse d'audience et la mission d'expliquer clairement les mesures. De facto, les journalistes, les invités vedettes et les autres intervenants assument - ou devraient assumer-, le rôle crucial de transmettre une culture incitant chacun à prendre ses responsabilités. Le virus ferait-il des miracles ? Le mot " solidarité" revient à la une, sans marqueur idéologique malvenu, une solidarité empreinte de pragmatisme, fondée sur des instructions simples que tous se doivent de respecter en dépit des désagréments.Voilà qui introduit la métaphore du crocodile et du triple bâton.Avec le cerveau ouvert au monde extérieur et à sa propre imagination, chacun de nous se meut entre les mâchoires du réel et du virtuel. La mâchoire inférieure symbolise les actions concrètes sur la substance physique du monde, dont celles de la médecine; la mâchoire supérieure, les réflexions sur tous les aspects de la vie humaine (arts, théories, modèles, justifications, convictions, croyances, ...) puisées dans les ressources infinies d'une pensée qui s'exprime et se partage en formant des groupes contrastés.Le mot "virtuel" évoque une déconnexion totale. Or, il concentre des produits de la pensée aux effets tangibles sur le monde et sur nous-mêmes. Tout virtuels qu'ils soient, ces produits n'en émanent pas moins de cerveaux appartenant au réel. Par nos gestes, nos paroles, nos oeuvres et nos actes, nous façonnons la société humaine et la liberté qu'elle nous laisse entre le réel et le virtuel. Et c'est ainsi que nous nous retrouvons dans la gueule d'une société-crocodile. Reste à savoir comment construire des bâtons assez solides pour la maintenir ouverte.Le bâton de la science? Certainement. Sera-t-il assez solide? Certainement pas! La crise de 2008 le montre. Toutes les dérives de l'économie l'ont été au nom de la science. L'économie est une science humaine. Ses méthodes les plus rigoureuses impliquent des préférences subjectives ne se prêtant pas à la réfutation scientifique. Avec le double bâton de la science et du sens ? Certainement. " Science sans conscience...". Sera-t-il assez solide? Certainement pas! Comment croire que la science et le sens pourraient vivre sans argent? Il nous faut donc un triple bâton, de science, de sens et de valeur. Sera-t-il assez solide? Nous n'avons pas le choix, avec la science, le sens et la valeur, nous avons fait le tour des trois pans de la réalité qu'affronte la pensée. Les cloisons entre spécialités nous ont laissé chacun accroché à des bâtons incomplets, alors qu'au-delà de nos expertises, nous devrions tous tenir des tuteurs subtilement construits de science, de sens et de valeur.