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Selon certaines estimations, 36% de la population européenne s'adonnerait à la course à pied récréative. Si cette pratique exerce un impact positif sur la santé physique et mentale, elle se conjugue aussi avec un nombre élevé de blessures, essentiellement au niveau des membres inférieurs. "Chez les coureurs récréatifs, le principal site lésionnel est le genou (40%), mais chez les coureurs de haut niveau, il s'agit plutôt du mollet et du pied (37%)", indique Guillaume Abran, doctorant en sciences de la motricité au sein du Laboratoire d'analyse du mouvement humain (LAMH) de l'Université de Liège. Sous la supervision des Pr Cédric Schwartz et Jean-Louis Croisier, il mène depuis 2020 des travaux sur la prévention des blessures et l'amélioration de la performance chez les coureurs. Les muscles du complexe pied-cheville constituent la clé de voûte de ses recherches, sachant entre autres que, contrairement à ce que l'on a longtemps postulé, le pied n'est pas un segment passif, mais est formé de "structures musculaires actives qui fonctionnent en synergie avec les structures passives que sont les ligaments, les aponévroses et les os". L'étude entreprise par Guillaume Abran repose sur une approche biomécanique. En clair, son point cardinal est la technique de course: la façon de poser le pied sur le sol, la foulée, le nombre de pas par minute, etc. Sur cette base, des protocoles complexes ont été définis dans le but d'établir des liens entre la "façon de courir" et les blessures. Encore faut-il déterminer ce que recouvre le terme "blessure"? Car il n'y a pas de réel consensus quant à sa définition dans le domaine de la course à pied. D'où une grande hétérogénéité dans les chiffres émanant de différentes études: selon les unes, une quinzaine de pour cent des coureurs se blessent au cours d'une année ; selon d'autres, ce pourcentage serait de l'ordre de 85%. "Dorénavant, on tend à adopter la définition opérationnelle suivante", dit Guillaume Abran: "'Une blessure est une pathologie qui exprime une douleur au niveau des membres inférieurs pendant au moins sept jours ou qui entraîne une restriction ou un arrêt de la participation à une activité de course à pied durant au moins trois séances consécutives ou qui oblige à consulter un médecin ou un praticien paramédical'." Toutefois, cette définition demeure imparfaite, dans la mesure où elle s'appuie sur une variable binaire - soit on est blessé, soit on ne l'est pas -, alors qu'une approche dimensionnelle se référant à la notion de continuum serait plus pertinente. Il y a deux grands types de blessures en course à pied. Les premières, dites de surcharge, se manifestent lorsque les contraintes imposées par l'activité physique dépassent la capacité des tissus du corps à y faire face. Ce stress physique peut être engendré par la répétition des cycles d'exercice, en l'occurrence le nombre de pas accomplis, ou par l'intensité de l'effort, laquelle dépend notamment de la vitesse de course, du dénivelé du parcours, de la chaleur ou encore de l'humidité. "Les pathologies de surcharge sont assez insidieuses: elles apparaissent petit à petit sous la forme d'une gêne ou d'une petite douleur et sont souvent négligées par les coureurs. Typiquement, les personnes concernées mettent en moyenne plus de six mois avant de consulter pour une blessure de surcharge au niveau du genou", commente Guillaume Abran. Les blessures du second type sont traumatiques. En course à pied d'endurance, elles se présentent principalement sous deux formes: les entorses de la cheville et les déchirures au niveau du soléaire. "Ces déchirures, ainsi que les contractures et les élongations qui en sont des prémisses, se situent à mi-chemin entre les blessures de surcharge et les blessures traumatiques. Ces pathologies surviennent lorsque le volume de course est élevé", fait encore remarquer le chercheur du LAMH. La modification de la technique de course, en particulier de la pose du pied sur le sol, induit un changement des contraintes biomécaniques s'exerçant sur le squelette. D'après la littérature, elle peut avoir un effet bénéfique pour la prévention et la gestion des blessures. Dans certaines limites cependant. En effet, un résultat positif ne peut être atteint que si le coureur échappe à des blessures secondaires dues à sa nouvelle façon de courir et, partant, s'il s'avère capable de répondre aux nouvelles contraintes auxquelles son corps est soumis. Dans une première étude, les chercheurs du LAMH ont montré qu'il existait, chez les coureurs, des différences au niveau de la force des muscles des mollets, ainsi que de la force des muscles des pieds et de la morphologie de ces derniers. Courir sur l'avant-pied impose davantage de contraintes biomécaniques sur le complexe pied-cheville et pourrait donc nécessiter plus de force au niveau de ces articulations. Dans la foulée, si l'on peut dire, le LAMH a initié une étude ayant nécessité le recrutement de 150 coureurs d'endurance posant tous le pied sur le sol avec une "attaque talon". Âgés de 18 à 54 ans, les participants (majoritairement des hommes) furent répartis en trois groupes: un groupe contrôle ; un groupe composé de personnes chez qui, à la suite de séances d'apprentissage, la technique de course allait être modifiée (passage d'une "attaque talon" à une attaque par l'avant-pied et augmentation de la cadence - nombre de pas par minute) ; enfin, un groupe dont les coureurs furent dotés de chaussures minimalistes (aucune sophistication, semelle fine) qui, à travers leur interaction avec le sol, ont également tendance à modifier la technique de course mais, cette fois, sans que les sujets en soient vraiment conscients. Ces chaussures s'inscrivent dans une tentative d'imiter la course pieds nus, d'induire un mode de course "plus naturel". Les participants furent suivis au laboratoire du LAMH à quatre reprises: lors de l'initiation de l'étude, puis après deux mois, six mois et un an. Ils furent invités chaque fois à remplir différents questionnaires, à réaliser des tests de force et d'autres destinés à analyser les capacités de leur complexe pied- cheville à rebondir sur le sol, etc. Leur consommation d'oxygène et l'évolution de leurs performances étaient également mesurées à l'occasion d'une séance de course de six minutes à 10 km/h et d'une seconde, toujours de six minutes, à leur vitesse de confort définie en fonction de leur allure habituelle sur une course de 15 km. Les deux séances de course sur tapis étaient filmées, ce qui permettait d'analyser des données biomécaniques telles que le nombre de pas par minute ou la façon de poser le pied sur le sol. De surcroît, les participants étaient invités par mail, toutes les deux semaines, à communiquer la survenue d'éventuelles blessures. Et lorsqu'ils se représentaient au laboratoire après deux mois, six mois et un an, une réévaluation globale était effectuée. Observait-on des changements sur le plan musculaire? Avaient-ils modifié leur type d'entraînement ou son volume? Quelle était l'évolution de leur niveau de performance? ... Bien que toutes les données recueillies n'aient pas encore été traitées, une conclusion se dégage clairement: aucune des deux interventions proposées (modification volontaire ou inconsciente de la technique de course) n'a permis de réduire le risque de se blesser. En revanche, les types de blessures qui apparaissaient n'étaient globalement pas les mêmes que dans le groupe contrôle. Elles se situaient principalement au niveau du complexe pied-cheville, alors qu'elles touchaient plutôt le genou et les hanches dans le groupe de référence. "Cela confirme qu'il existe un véritable risque d'apparition de pathologies secondaires quand on modifie la technique de course", souligne Guillaume Abran. Alors, retour à la case départ? Pas nécessairement. Les chercheurs du LAMH vont initier une nouvelle étude visant à identifier les individus qui, sur la base des caractéristiques de leur complexe pied-cheville, seraient plus à risque en cas de modification de leur technique de course. Guillaume Abran prend l'exemple d'un coureur souffrant du genou et chez qui la manière de courir serait en cause. "Nous voulons déterminer si l'évaluation de certains paramètres comme la force des mollets ou des muscles du pied pourrait être prédictive du risque lié à une modification de la technique de course", précise-t-il. Néanmoins, il formule déjà quelques conseils. Si un coureur souhaite changer de technique de course, que ce soit à la suite d'un apprentissage conscient ou en optant pour des chaussures minimalistes, il doit opter pour une transition très progressive. Par exemple, ne courir initialement que quelques minutes par jour avec des chaussures minimalistes et augmenter petit à petit leur temps d'utilisation journalière. "Il semblerait par ailleurs que passer à des chaussures minimalistes tout en conservant la même technique de course qu'auparavant majore le risque de blessures", rapporte Guillaume Abran. Aux jeunes coureurs, le chercheur préconise en outre la patience. Avant de s'être forgé un volume de course suffisant, ils doivent freiner leur propension à essayer d'améliorer leurs performances chronométriques à chaque sortie. "Un pourcentage important des blessures est la conséquence du non-respect de cette règle", dit-il avant de rappeler qu'il n'y a cependant pas de loi universelle pour la prévention des blessures dans le sport tant la question est complexe et requiert une approche à la fois multifactorielle et individualisée. D'où l'intérêt de la nouvelle étude qu'il est occupé à mettre sur les rails.