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Vous ne connaissiez pas Bill Hwang? Normal: jusqu'à la faillite retentissante de son fonds Archegos, à la fin mars, son nom n'apparaissait pas dans les médias et il n'était connu que dans des cercles très restreints. Ce fils de pasteur, né en Corée et établi aux Etats-Unis, n'était pas totalement inconnu pour autant. Certains se souvenaient certainement qu'il avait été reconnu coupable de délit d'initié en 2012. À la tête du fonds Tiger Asia Management, il avait bénéficié d'informations privilégiées pour spéculer sur des actions chinoises. Amende: 44 millions de dollars. Les banquiers avec lesquels il était récemment entré en relation avaient certainement eu vent de ce passé trouble. Après tout, quand quelqu'un vous emprunte des milliards, on se renseigne, n'est-ce pas? Mais sans doute se sont-ils laissés tenter par ce gestionnaire apparemment génial. Voyez plutôt. Bill Hwang avait dès 2013 lancé le fonds Archegos Capital Management. Un fonds, ou plus exactement un family office. Le premier est en principe assez largement ouvert, tandis que le second réunit au contraire quelques familles seulement. Très fortunées, cela va de soi. Or, de 900 millions de dollars, les actifs d'Archegos étaient passés à 10 milliards l'an dernier. À défaut d'avoir toujours été droit dans ses bottes, ce cher Hwang devait donc être génial. Dès lors, pourquoi se priver de belles commissions quand on ne prend visiblement guère de risques? Erreur funeste! Archegos présentait un degré de risque considérable. D'une part, le family office spéculait sur une dizaine de titres seulement, dont le principal pesait plus du tiers du total, semble-t-il. Un manque criant de diversification, on l'a compris. Ensuite, il affichait un gros effet de levier: il disposait donc de dix milliards, mais avait pris des positions de l'ordre de 40 milliards. Il n'est pas anormal de s'endetter pour investir, bien au contraire: un bon investissement rapportant davantage que le taux lié à la dette, on améliore ainsi son rendement. Dans l'immobilier, ne pas y avoir recours est presque synonyme de mauvaise gestion. Quand on spécule par contre, c'est tout autre chose et Archegos en a fait une démonstration désastreuse. La principale action de son portefeuille était ViacomCBS, un géant des médias, axé notamment sur la télévision (la chaîne CBS est un ténor historique du secteur aux États-Unis) et le cinéma (Paramount). Une action au parcours en dents de scie, et de grandes dents: 150 dollars en été 2.000 et moins de cinq en mars 2009! Bref, un merveilleux véhicule de spéculation. Après une lourde chute à 12 dollars en mars 2020, l'action se redresse à quelque 37 dollars au début de cette année... soit une bonne moitié à peine de ce qu'elle valait encore trois ans plus tôt. Pas encore mirobolant... Et puis, portée par l'optimisme des analystes, elle explose à près de 102 dollars peu avant la fin mars. Cette fois, n'est-ce pas trop, ou trop vite? Les avis d'analystes sont revus à la baisse et le cours commence à refluer. Voilà qui ne fait pas les affaires d'Archegos: quand on spécule à la hausse avec des actions qu'on a empruntées, on empoche au moins une partie des plus-values, à partager éventuellement avec les propriétaires de ces actions. Mais en cas de moins-value, il faut remettre au pot, pour couvrir les pertes latentes desdits propriétaires. C'est ce qu'on appelle un "appel de marge". Le family office a toutefois engagé toutes ses ressources dans ses spéculations et il ne peut répondre à la demande des banques détenant ses actions ViacomCBS, mais aussi Discovery, entre autres. Il doit déclarer forfait. Les banques en possession des actions n'ont qu'une chose à faire: les vendre, avant que les cours ne baissent davantage. Certaines passent visiblement à l'acte le mercredi 24, puisque ViacomCBS perd pas moins de 24% ce jour-là. C'est pire le surlendemain, avec une chute de 27% (même chose pour Discovery), dans un volume dix fois supérieur à la moyenne! C'est ce qu'on appelle des ventes en panique. L'action a perdu 54% sur la semaine... Position moins lourde dans le portefeuille du family office, l'action chinoise GSX Techedu a fait pire, avec une chute de 63%. C'est dire qu'Archegos est proprement "lessivé"! Mais pas seulement: avec de pareilles chutes de cours, les banques détenant ces actions sinistrées n'auraient-elles pas perdu des plumes? Oui, et pas un peu! Tandis que Goldman Sachs et Morgan Stanley semblent s'être dégagées à temps, affirme le Wall Street Journal, d'autres furent prises au piège. Le japonais Nomura évoque une perte de deux milliards de dollars, tandis que le Crédit Suisse laisse entendre que ce sera peut-être le double. Résultat: l'action du premier chute de 17% à la Bourse de Tokyo et celle du second abandonne 14% à Zurich. La chute de Crédit Suisse atteindra 20% en trois jours ce qui, pour une grande banque internationale, peut être qualifié de krach. À noter qu'on est fixé depuis la semaine dernière au sujet de la banque helvète, qui a finalement avancé le chiffre de 4,7 milliards de dollars. Deux de ses dirigeants ont d'ailleurs été priés de démissionner... On a aussi appris qu'un autre japonais, Mitsubishi, a limité les dégâts à quelque 300 millions, sauf que ce montant équivaut à près de quatre fois son bénéfice annuel! Comment les banques se sont-elles laissé entraîner dans cette aventure désastreuse? L'appât du gain, affirmeront les uns, ajoutant qu'elles n'ont toujours pas compris les leçons de la crise financière de 2008. Pas complètement faux. D'un autre côté, c'est leur métier de gagner de l'argent, à condition toutefois de bien mesurer le risque pris pour ce faire. Et là, visiblement, elles se sont plantées! Autrement dit, l'appât du gain les a aveuglées sur l'ampleur du risque. Deux éléments ont pu les aveugler. D'abord, Archegos était un family office, ainsi qu'on l'a souligné. C'est une structure qu'on peut qualifier de très privée, qui n'est donc guère tenue à dévoiler ses petits secrets ; ni même ses grands secrets! Cette opacité a peut-être fait croire à chacun des banquiers d'Archegos qu'il était seul sur le coup et que l'effet de levier mis en oeuvre n'était donc pas énorme. Un peu difficile à imaginer quand même... De toute manière, ces banques se sont en quelque sorte faites complices de Bill Hwang avec le mécanisme des swaps qui dissimulaient l'ampleur de sa spéculation. De quoi s'agit-il? En deux mots, le swap est ici un contrat par lequel on prend l'engagement d'acheter un actif, les actions ViacomCBS par exemple, mais plus tard. À charge pour une institution financière de le faire à son propre nom dans un premier temps. En un mot comme en cent, on achète "masqué", en secret. C'est ainsi que le géant français du luxe LVMH avait, en 2010, annoncé détenir 21% de son concurrent Hermès, suscitant la consternation. Il avait dû faire marche arrière en 2013, en étant condamné à une amende de huit millions d'euros. Nomura et Crédit Suisse ont-elles en quelque sorte été victimes du petit jeu trop discret joué par Archegos? Ne prenant dès lors pas la mesure de la spéculation et du risque qu'elle représentait? Possible. En tout cas, vu l'ampleur des dégâts, certaines voix se font déjà entendre à Wall Street pour réclamer un peu plus de transparence à propos de ces swaps et autres produits dérivés qui permettent de jouer avec le feu incognito. Après l'affaire GameStop, qui illustrait les risques pris quand on spécule à la baisse, l'affaire Archegos illustre cette fois ceux que l'on prend en spéculant à la hausse. Un vrai cours de finance! Terminons quand même par une note positive: la chute de l'action ViacomCBS, pour ne citer que la principale victime de cette déconfiture, n'a pas fait que des malheureux. Certains analystes, qui jugeaient le titre trop cher à 100 dollars, l'ont fort logiquement à nouveau recommandé quand il a glissé vers les 40 dollars. Ceux qui avaient raté la hausse du début de cette année ont donc pu acheter l'action pas loin de son prix de départ. En espérant évidemment qu'elle rebondisse avec entrain et pour de bon cette fois...