La déprescription est un des sujets émergents en médecine. Les études qui explorent cette question sont de plus en plus nombreuses, témoignant de l'intérêt accru qu'elle suscite. Il était donc temps qu'un symposium réunisse tous ceux qui s'y intéressent. C'était l'une des motivations d'Anne Spinewine, professeur en Pharmacie clinique à l'UCLouvain, responsable de la Pharmacie clinique au CHU UCL Namur, et cheville ouvrière de cette réunion inédite. " Il se passe pas mal de chose actuellement en Belgique autour de la déprescription. L'idée était donc de favoriser la synergie entre les chercheurs et les professionnels de santé. "
" Selon un rapport de l'OCDE sur la santé en Europe, 20-25 % des soins sont inutiles ou potentiellement délétères. La surmédication ou surprescription peut se définir comme l'utilisation d'un médicament qui n'est pas ou plus efficace, qui n'est pas aligné avec les préférences ou les objectifs du patient et qui présente plus de risques que de bénéfices. Cela concerne toute une série de classes médicamenteuses : antibiotiques, antidouleurs, IPP... mais en milieu hospitalier, il peut s'agir des solutions de perfusion, par exemple. "
Pourquoi s'y intéresser ? " Parce que c'est extrêmement fréquent, potentiellement délétère pour les patients et parce que ça a un coût sociétal et environnemental. On peut envisager une série de choses pour diminuer cette surprescription, à commencer par ne pas prescrire un médicament qui n'a pas d'indication valable et, s'il est déjà prescrit, parfois depuis de nombreuses années, en se posant la question de la déprescription. "
Qu'entend-on par " déprescription " ? " Il s'agit du processus d'identification et de réduction ou d'arrêt des médicaments pour lesquels les inconvénients existants ou potentiels l'emportent sur les avantages potentiels.
"C'est un processus individualisé qui prend en compte le contexte du patient, en fonction de ses objectifs de soins, de son statut fonctionnel, de ses valeurs et de ses préférences ", précise la Pre Spinewine.
Preuves à l'appui
Aujourd'hui, des revues systématiques et méta-analyses montrent déjà que, dans certaines situations, déprescrire est faisable, bien toléré et généralement sûr pour le patient. " Par contre, on sait que la déprescription n'est pas encore implémentée de façon routinière en pratique clinique ", déplore Anne Spinewine. " Les raisons sont multiples : entre une recommandation et sa mise en pratique, il faut du temps; implémenter la déprescription nécessite des changements de comportements, tant pour les professionnels de santé que pour les patients et les systèmes de soins. Ces derniers doivent la favoriser. Il y a quelques bons exemples en Belgique, mais un certain nombre de barrières restent à franchir. "
" On a besoin de savoir quelles sont les meilleures approches pour favoriser cette déprescription en pratique clinique. C'est l'objectif de notre projet de recherche " Di-Prescribe " (2022-2027) ", précise sa coordinatrice. " Il se concentre sur les personnes âgées, mais la déprescription ne concerne pas que cette classe d'âge. " Ce projet vise les différents niveaux de soins, du patient aux professionnels et futurs professionnels de santé et aux politiques de santé, en milieu ambulatoire, hospitalier et MRS, selon une approche multidisciplinaire (gériatrie, soins intégrés, économie de la santé, psychologie de la santé, pédagogie médicale).
Réseau européen en devenir
L'équipe Di-Prescribe est en relation avec des réseaux internationaux de déprescription. " Le Canada est assez avancé sur ce sujet, ils ont un réseau extrêmement efficace, de même que l'Australie et les Etats-Unis. On est en train d'essayer de construire un réseau européen en déprescription ", indique Anne Spinewine, qui s'apprête à partir à Nantes pour participer au deuxième Congrès international en déprescription ICOD2 (International Conference on Deprescribing, 26 et 27 septembre).
A noter: Conférence tout public, "Déprescription et décroissance, quand la santé individuelle rejoint la santé planétaire", 9 octobre 2024, 19 h-22 h, CHU HELORA, Hôpital de Mons - site Kennedy.
Comment faire avancer la déprescription en Belgique?
Le défi consiste " à passer d'une pratique symptomatique à une pratique étiologique, plus en partenariat avec le patient et en collaboration avec le pharmacien ", estime le Dr Dominique Lamy.
" Les personnes âgées ont vécu cette période d'après-guerre où les médicaments avaient un côté magique. Dès lors, comment faire passer ce message de la diminution des médicaments en maison de repos ? ", s'interroge le Dr Dominique Lamy, médecin généraliste, médecin coordinateur en MR et enseignant au Département de médecine générale de l'UCLouvain.
" Je tiens aussi une consultation d'addictilogue, et il y a beaucoup de similitudes entre cette clinique de la dépendance et la déprescription parce qu'il y a les mêmes attitudes du patient disant qu'il n'a pas de problème : 'ça me fait du bien, donc je n'arrête pas'. D'autre part, certains patients viennent en souhaitant arrêter leur consommation de drogue, alors qu'ici, c'est nous qui allons vers les patients en leur recommandant d'arrêter. Or, le patient est attaché à son médicament, estimant que c'est grâce à lui qu'il est en bonne santé. J'ai découvert qu'il peut aussi avoir peur de perdre un médicament et donc de la qualité ou des années de vie. C'est difficile à comprendre pour un patient qui, depuis les années 1950, a l'habitude de prendre un médicament chaque fois qu'il a un problème. "
Le patient, sa famille, son médecin
" On est aussi dans une médecine symptomatique où quand j'ai un symptôme, j'ai un médicament et je ne change pas mon mode de vie. Alors qu'il suffirait parfois de boire moins de café pour éviter le brûlant, ou de faire un peu d'exercice pour mieux dormir, par exemple. Penser aux alternatives non médicamenteuses aux problèmes de santé plutôt que de foncer vers le médicament ", met-il en garde.
" À côté, il y a les familles qui prennent parfois un pouvoir énorme, et disent au médecin ce qu'il doit faire. On est un peu coincé dans cette problématique. Enfin, dans la tête des médecins, il y a cette notion d'avoir un remplaçant pour chaque produit, à l'instar de la méthadone en addictologie. Sauf que la méthadone n'est pas une réponse au problème, mais une ouverture aux questions. Il faut d'abord travailler la relation avec le patient. "
Pour le médecin généraliste, le manque de temps est central : " Il y a moins de place dans la relation thérapeutique pour discuter du traitement, il y a la facilité de prescription parce qu'on a appris en faculté de médecine que la prescription termine la consultation. On prescrit un médicament et on oublie la date d'arrêt. Or, cette date de fin me semble fondamentale. Lors des formations, les médecins sont souvent ouverts à la discussion mais le font-ils en pratique ? On doit donc glisser d'une pratique symptomatique à une pratique étiologique et plus en partenariat avec le patient. "
Quelles pistes envisager?
Le Dr Lamy plaide pour privilégier les formations interdisciplinaires médecin, pharmacien, kiné et infirmier... pendant les études. " Après, au niveau local, il faut favoriser la participation des pharmaciens aux réunions d'équipe de médecine pratique, organiser des CMP (rencontres thématiques médecins/pharmaciens, soutenues par l'Inami). En MR, organiser des concertations avec les MG, réaliser des révisions médicamenteuses avec le pharmacien. Le médecin doit accepter que cette révision n'est pas un jugement de sa pratique, c'est juste une évaluation des interactions, des problèmes éventuels... On peut réfléchir à la délivrance fractionnée des médicaments (par exemple, en clinique des addictions ou pour les patients surconsommateurs). "
Il rappelle les outils à disposition pour s'informer et se former à la déprescription tels que les e-learning du CBIP et de l'Inami, les campagnes médiatiques BelPEP Somnifères et calmants (nouvelle édition prévue en 2025-28), 'Stop ou encore' (Infor-Drogues), Stopp-Start version 3, le site canadien 'Deprescribing.org' qui propose des protocoles de réduction des médicaments, le programme sevrage benzodiazépines...
" Il s'agit donc d'explorer les désirs du patient, de répondre à ses peurs et de créer un partenariat avec lui parce qu'il est autant thérapeute de son problème que le médecin. Et étoffer ce partenariat avec le pharmacien, le kiné etc. Déprescrire nécessite beaucoup de temps et de travail, mais si on le fait ensemble en interdisciplinarité, on va diviser ce temps entre tous les intervenants et on va diminuer d'autant la charge mentale ", conclut le Dr Lamy.