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Littéralement, le terme "misophonie", signifie la "haine des sons". Mais pas de tous les sons. De bruits spécifiques jugés insoutenables par quelqu'un, alors qu'ils semblent anodins à la plupart des gens. D'après les rares études sur la fréquence de ce trouble, 20 à 30% de la population en souffrirait à des degrés divers. Les sons qui provoquent des réactions misophoniques émanent habituellement d'un être humain, mais pas toujours. "Le bruit d'un train, d'un avion, d'une machine aussi bien que des sons produits par des animaux (chant du coq, aboiements...) peuvent aussi induire des réactions misophoniques chez certains individus", précise Hedwige Dehon, psychologue, collaboratrice volontaire à l'Université de Liège. Par ailleurs, la misophonie a un "pendant gestuel": la misokinésie, qui consiste en une aversion à l'égard de certains gestes particuliers, comme bouger les jambes par saccades sous une chaise. Pour l'heure, la misophonie n'est toujours pas répertoriée dans les classifications internationales, y compris dans le DSM-V. Il existe néanmoins une échelle destinée à en mesurer la sévérité: l' Amsterdam Misophonia Scale, adaptation de la Yale-Brown Obsessive-Compulsive Scale (Y-BOCS) utilisée dans le cadre des TOC. L'étiologie et la prévalence de la misophonie restent assez nébuleuses. Peu de travaux ont été réalisés sur les causes de ce trouble singulier. Aussi ses mécanismes étiopathogéniques demeurent-ils assez mystérieux. Des études de cas suggèrent cependant la présence d'une composante génétique. Selon certaines recherches, 55% des misophones auraient des antécédents familiaux. Pour le reste, les hypothèses foisonnent. D'aucuns évoquent des problèmes de transmission auditive. D'autres, en recourant à l'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), ont observé, chez des patients misophones exposés aux sons qu'ils exècrent, une hyperactivation au niveau du cortex auditif bilatéral et de l'amygdale, structure du cortex limbique (communément appelé le "cerveau des émotions") jouant principalement, mais pas uniquement, le rôle de "détecteur de danger", de "système d'alerte". L'hyperactivation enregistrée ne se produit pas lors d'une exposition à des sons neutres. "Tout semble indiquer que les misophones traitent les informations sonores de manière différente des non-misophones. Mais leur pattern de fonctionnement cérébral induit-il le trouble ou en est-il la conséquence?", s'interroge Hedwige Dehon. De nombreuses autres hypothèses ont été émises, qu'il serait fastidieux d'exposer. Fruit de travaux publiés en 2015 par des chercheurs de l'Université Northwestern, l'une d'elles arrive à la conclusion que la misophonie toucherait davantage les personnes créatives, hypersensibles, voire à haut potentiel. Pour sa part, Hedwige Dehon met la dernière main à une étude conduite sur la base d'enquêtes visant à dégager les facteurs (des traits de personnalité, par exemple) qui permettent de mieux comprendre comment s'installe puis se développe la misophonie. "Certains individus sont-ils plus sensibles à ce genre de troubles? Nos modes de vie, qui induisent plus de difficultés à résister aux interférences, contribuent-ils au développement de tels troubles? Ou bien est-ce la combinaison d'une hyperstimulation dans la vie privée ou dans la vie professionnelle avec des caractéristiques de personnalité particulières qui peut faire émerger des réactions misophoniques chez les individus?"Le plus souvent, les symptômes de la misophonie débutent dans l'enfance ou l'adolescence, mais parfois à l'âge adulte, voire durant la vieillesse. Au départ, un seul son ou quelques rares sons apparentés sont déclencheurs du trouble. Au fil des années, d'autres bruits peuvent ou non élargir le champ des sons jugés insupportables par le misophone. Tantôt ils appartiendront à une même catégorie, tels les bruits de bouche, tantôt ils relèveront de plusieurs catégories. Mastication et frappe sur les touches d'un clavier d'ordinateur, par exemple. Les sons impliqués dans la misophonie sont de nature répétitive et provoquent une réaction aversive immédiate qui inclut souvent de l'anxiété et de l'agressivité. Chez le misophone se manifestent alors de façon totalement disproportionnée de la colère, de la haine, de la rage ou du dégoût, voire un cocktail de ces sentiments, à l'égard de la ou des personnes produisant les bruits incriminés. "Quand le problème vient d'une sensibilité à l'interférence - par exemple, le bruit d'un bic sur lequel quelqu'un appuie de façon répétée -, il y a chez beaucoup de misophones la croyance irrationnelle qu'il s'agit d'un acte volontaire destiné à le perturber dans ses activités.", fait remarquer Hedwige Dehon. Les sentiments qui s'emparent du misophone peuvent s'accompagner de diverses manifestations physiques: raideur ou douleur dans la poitrine, les bras, la tête ou le corps entier, tonus musculaire plus élevé, transpiration importante, tachycardie, hypertension... Il ressort de plusieurs études que les sons les plus fréquemment associés à la misophonie sont les bruits de gorge ou de mastication. Ainsi, les bruits de mastication provoqueraient des réactions aversives chez environ 80% des misophones. Le plus fréquemment, les bruits qui insupportent sont d'autant moins tolérés qu'ils émanent de proches. Autrement dit, le contexte familier exacerbe les symptômes aversifs du misophone et l'intensité de ses réactions à l'égard de celui ou celle qui est à l'origine du bruit exécré. "Cela s'explique en partie par le fait que les réactions misophoniques externes sont socialement inadaptées", dit Hedwige Dehon. Dans le trouble léger à modéré, il n'est pas rare que les comportements du misophone se déclenchent dans des conditions de stress - conflits familiaux, pression scolaire ou professionnelle, etc. Hedwige Dehon rapporte l'exemple d'une femme amenée à changer de domicile après un divorce. Durant cette période stressante, elle ne supportait plus les bruits de bouche de ses enfants. Son déménagement terminé, ses réactions aversives à ce type de sons s'estompèrent. "Dans la majorité des cas de misophonie, les symptômes sont plutôt légers à modérés et les réactions envers l'entourage peuvent être maintenues sous contrôle", souligne Hedwige Dehon . En revanche, lorsque le syndrome est intense, il s'installe durablement. Il arrive que, sous l'emprise de l'anxiété, de la détresse, du dégoût, de la colère ou de la haine, la situation échappe au contrôle du misophone. Il peut éventuellement se mettre à pleurer, à crier ou à vomir, se laisser gagner par des comportements agressifs empreints de violence verbale ou physique. Dans le cadre familial, des séparations auraient eu lieu parce que l'un des conjoints ne parvenait plus à accepter les bruits de mastication de son ou de sa partenaire lors des repas. Et dans le cadre professionnel, des réactions extrêmes comme renverser une table ou jeter un ordinateur sur le sol ont été relatées. Aussi, lorsqu'elle est sévère, la misophonie est-elle à l'origine de difficultés et de handicaps aux niveaux scolaire, professionnel et familial ainsi que dans les interactions sociales . "Les personnes misophones qui consultent en psychologie ou en psychiatrie le font souvent pour l'un des deux motifs suivants: soit parce qu'elles éprouvent de la détresse en raison de leur impuissance à faire face à une situation où un proche est associé à des sons qui leur sont insupportables, soit parce qu'elles ont peur de "passer à l'acte", de devenir verbalement ou physiquement agressives envers autrui sous le coup de la colère, si pas de la rage", explique Hedwige Dehon. Afin de soulager les symptômes désagréables qui l'assaillent, le misophone n'a de cesse de voir s'éteindre le bruit qui génère chez lui une profonde aversion. Bien qu'il ait une conscience relativement préservée de la nature disproportionnée de son ressenti et de ses réactions en présence de sons communément considérés comme insignifiants, il pourra lui arriver non seulement d'adopter un comportement agressif, mais également de se rabattre sur une autre stratégie tout aussi néfaste: l'évitement. D'une part, il aura tendance à se dérober à certaines situations sociales où il pourrait être confronté aux bruits redoutés. Ainsi, certains fuiront les réunions professionnelles pour ne pas être en présence d'un orateur stressé dont les bruits de bouche leur seraient intolérables. D'autre part, la personne souffrant de misophonie pourra déployer divers moyens afin de se mettre à l'abri des sons qui l'insupportent. Par exemple, utiliser des protections auditives comme des boules Quies, écouter de la musique avec des écouteurs, quitter la table lors d'un repas, se boucher les oreilles. En fait, dans tous les troubles anxieux, catégorie au sein de laquelle Hedwige Dehon range la misophonie, l'évitement ne fait qu'aggraver la situation. "Elle ne résout pas le problème, écorne l'estime de soi et accroît la détresse", dit-elle. De surcroît, la honte et le remords sont fréquemment associés aux réactions de gestion de l'anxiété lorsqu'elles consistent à demander à l'"agresseur", parfois de manière véhémente, d'arrêter de produire les bruits abhorrés. Ou aussi lorsque certains misophones en viennent à singer les sons qui les dérangent ou à produire des bruits plus intenses dans le but de les couvrir. "D'ailleurs, indique Hedwige Dehon, une étude suggère un lien entre misophonie sévère et syndrome de Gilles de la Tourette. D'autres travaux sont cependant nécessaires pour le confirmer."Dans le syndrome de Gilles de la Tourette, le sujet est affecté de tics moteurs (mouvements) et sonores (vocalisations). S'y ajoutent souvent des troubles du comportement. En particulier, des TOC, un déficit de l'attention/hyperactivité (TDA/H), des crises de panique ou de rage, des troubles du sommeil ou de l'apprentissage. "Dans ce syndrome, il y a un phénomène d'hyperimpulsivité découlant d'un problème d'inhibition et de contrôle, précise Hedwige Dehon. Un manque d'inhibition et de contrôle qui est également présent dans la misophonie sévère et qui servirait de lien entre les deux entités."En 2015, les psychiatres Claude-René Jacot, Tanja Eric et Othman Sentissi (Hôpitaux universitaires de Genève) écrivaient dans la Revue Médicale Suisse: "À l'instar des phobies sociales, le sujet souffrant de misophonie peut recourir à des stratégies d'évitement pouvant perturber sévèrement son fonctionnement social, professionnel et familial. Une symptomatologie commune avec d'autres pathologies psychiatriques telles que l'anxiété dans le TOC ou la réaction aversive à certains stimuli dans le syndrome de stress post-traumatique (PTSD) fait de la misophonie un trouble qui pourrait bientôt être considéré comme une pathologie à part entière dans les classifications des troubles psychiatriques."L'hypnose, la désensibilisation, la relaxation, des séances de mindfullness (pleine conscience) figurent parmi les nombreuses approches thérapeutiques utilisées pour la prise en charge des patients misophones. Toutefois, deux types de thérapie se distinguent des autres par leur plus grande efficacité. D'une part, les thérapies cognitivo-comportementales, avec exposition progressive aux sons jugés insupportables. D'autre part, initialement développée pour les personnes souffrant d'acouphènes, une stratégie de masquage des sons dérangeants par un bruit de fond: la Tinnitus Retraining Therapy (TRT).