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En janvier de cette année, l'État belge a émis une obligation à dix ans, la durée classique d'un emprunt à long terme, offrant un rendement de 0,9 %. Comme les taux d'intérêt faisant alors mine de vouloir remonter, notre pays a dû la vendre un peu en-dessous du pair, soit à moins de 100 % de sa valeur faciale, portant le rendement à 0,944 % exactement. Les choses ont bien changé depuis et c'est un euphémisme : le 22 juillet dernier, les investisseurs ont accepté de payer 109,313 % pour une nouvelle tranche de cette même obligation, de sorte que le rendement s'inscrivait cette fois à -0,038 %. Non, ce n'est pas une faute de frappe : le rendement est bien tombé en territoire négatif ! Et ce n'est pas non plus un accident de parcours, puisque la tendance s'est confirmée depuis. Trois semaines plus tard à peine, la même obligation s'échangeait plus chère encore entre investisseurs, le rendement s'inscrivant aux environs de -0,25 %.Les causes de ce reflux spectaculaire des taux dans la zone euro résultent de la volonté des autorités politiques et surtout de la Banque centrale européenne. Comment fait-on baisser les taux à long terme ? En faisant grimper le prix (le cours) des obligations. Et comment fait-on monter ces cours ? En achetant massivement. Dans le cadre de son programme de rachat d'obligations d'État, la BCE a ainsi acquis, en moins de quatre ans, pour plus de 70 milliards d'emprunts belges, soit plus de la moitié de ce que la Belgique a émis durant la même période. Pas étonnant que les cours s'envolent et que les taux chutent ! Étant entendu qu'un tas d'investisseurs (banques, assureurs...) sont de leur côté obligés de continuer à acheter en dépit de ces rendements misérables ou même négatifs.Fort bien, mais ceci n'explique pas l'emballement des derniers mois. C'est ici qu'intervient le véritable revirement de sentiment des marchés, suite à diverses déclarations des banques centrales, en particulier la Fed américaine et la BCE européenne. À la fin de l'an dernier et au début de cette année, on croyait encore à une prochaine remontée des taux d'intérêt par ces banques, en particulier à Washington. Le rendement des obligations avait du reste remonté. Cédant aux pressions de Donald Trump, la Fed a toutefois fait volte-face, au point d'abaisser son taux de base le 31 juillet dernier. De son côté, Mario Draghi, le président de la BCE bientôt remplacé par Christine Lagarde, a laissé entendre que la banque centrale européenne ne remonterait pas ses taux avant longtemps, même si l'inlation reprenait un peu vigueur. La plupart des économistes en ont conclu qu'on pourrait bien vivre, en Europe du moins, avec des taux au plancher pour encore cinq, voire dix ans...Il peut sembler absurde d'acheter une obligation afichant un rendement négatif, soit le -0,038 % de l'emprunt belge du 22 juillet, a fortiori avec le rendement de quelque -0,2 % afiché plus tard. Mais si les taux continuent à s'enfoncer dans le rouge ? Cette obligation sera alors un meilleur placement, ou plutôt un moins mauvais, même si cela peut paraître absurde dans l'absolu. Attention : il ne faudrait pas considérer ceci avec un sourire ironique et détaché. Car si le décor inancier a fameusement changé depuis le printemps avec ces taux négatifs, cela nous concerne tous, citoyens et surtout épargnants. Sur plusieurs plans.Le 1er août dernier, le CEO de la banque ING Belgique lançait un pavé dans la marre : " Le taux de 0,11 % sur le carnet de dépôt n'a plus de sens. Il faudrait aller vers un taux 0. " Il s'exprimait à titre personnel, mais relétait clairement l'opinion de ses confrères. Comment peut-on juger excessif le malheureux 0,11 % aujourd'hui octroyé par la plupart des institutions ? Il faut savoir que l'argent récolté via ces carnets de dépôt dépasse largement les besoins des banques en Belgique. Or, quand elles ont trop d'argent, les banques doivent le parquer à la BCE, où il est frappé d'un taux négatif de -0,4 %. Ne plus rémunérer le carnet allégerait donc la note et, surtout, découragerait peut-être les épargnants. But : dégonfler cette cagnotte délirante de 265 milliards.Y a-t-il une chance ? Non, estiment la plupart des observateurs, car il serait très impopulaire pour un gouvernement de supprimer les planchers légaux de 0,1 % pour le taux de base et 0,10 % pour la prime de fidélité. Du moins pour l'instant...Puisque les banques ont trop d'argent et que la BCE pénalise leur surplus avec un taux négatif, ne serait-il pas logique qu'on freine les comptes et dépôts bancaires au même titre que le carnet ? L'argent déposé en banque serait alors carrément frappé d'un taux négatif !Y a-t-il une chance ? Oui, clairement ! Voilà plusieurs années que les gros dépôts des entreprises sont frappés d'un taux négatif, ainsi que KBC et ING l'ont officiellement signalé. On se dirige probablement vers un sort analogue pour les (gros) dépôts des particuliers. C'est déjà le cas en Allemagne. Une récente enquête publiée par le Süddeutsche Zeitung a révélé que presque toutes les banques allemandes pénalisaient les clients entreprises et qu'une trentaine faisaient de même avec les particuliers ayant au moins déposé 100.000 euros. Le taux est souvent de -0,4 %, calqué sur celui de la BCE.Certains, qui avaient opté pour la formule du taux variable, en ont déjà bénéficié en Belgique, voici deux ans environ, mais c'était par accident : les banques avaient imaginé un mécanisme d'adaptation (à la baisse) du taux hypothécaire en fonction de l'évolution du taux à long terme sur le marché, mais le modèle n'avait pas envisagé une chute des taux aussi spectaculaire. Le cas existe aujourd'hui bel et bien au Danemark, dans une formule de taux variable.Y a-t-il une chance ? En théorie, ce n'est pas absurde et c'est le raisonnement danois : mieux vaut prêter à -0,1 % que déposer cet argent à la BCE à -0,4 % ! On n'y croit cependant guère en Belgique, du moins pour l'instant, car cela conduirait à une " guerre des prix " fort dommageable. D'autant qu'il est inutile de vouloir stimuler une demande de prêts hypothécaires déjà très soutenue dans notre pays.La chute des taux à long terme rabote sérieusement les bénéices des banques. Il en va de même du taux de -0,4 % appliqué aux dépôts à la BCE : on estime l'ardoise à 7,5 milliards d'euros par an pour l'ensemble des banques de la zone euro. Or, il n'est pas impossible que ce taux passe prochainement à -0,6 % ! Les banquiers pourraient dès lors être sérieusement tentés de se rattraper en augmentant les tarifs...Y a-t-il une chance ? Oui et, ici encore, l'exemple vient d'Allemagne. La même enquête révèle qu'un cinquième des banques ont relevé certains tarif au seul premier semestre de cette année. On imagine qu'il pourrait y en avoir une proportion importante aussi au second... Il faut quand même souligner que, globalement, les frais comptés par les banques belges sont inférieurs à ceux observés dans les pays voisins.Non seulement l'épargne ne rapporte plus grand-chose, mais voilà qu'on veut encore la raboter, s'indignent certains. En confondant épargne et investissement. Garanti à hauteur de 100.000 euros et mobilisable d'un jour à l'autre sans moins-value possible, le carnet de dépôt est par définition une épargne de précaution, mais n'a aucune raison de constituer un bon investissement. Même s'il n'est pas normal qu'il engendre aujourd'hui des pertes... En évoquant un taux zéro, le CEO d'ING plaidait d'ailleurs pour une diversiication de l'épargne : " On peut par exemple investir chaque mois un petit montant en Bourse. À long terme, c'est mieux pour le pouvoir d'achat. " Ce n'est malheureusement évident que pour une minorité de Belges...