...

Derniers jours d'avril 1945 à Berlin. Dans un abri souterrain, les civils se terrent comme " des rats " écrit une jeune femme berlinoise du nom d'Ingrid. L'ambiance est évidemment au cynisme, au fatalisme face aux dernières gesticulations morbides du Führer, et à la peur à l'annonce de l'arrivée éminente des troupes soviétiques. Ingrid, qui a travaillé à la Croix-Rouge allemande et qui porte encore en elle les vestiges de la propagande nazie (antisémitisme, rêves de grandeur envolés...), parle russe. À l'arrivée de l'Armée rouge, elle est donc la première à se faire violer à plusieurs reprises, par une troupe assoiffée de vengeance (en 1941, les Allemands ont fait preuve d'une cruauté et d'un sadisme sidérant avec la " sous-race " slave), de liberté totale temporaire, affamée de nourriture et de sexe après des mois de privations. Par parenthèse le livre de l'historien anglais Antony Beevor sur la chute de Berlin est d'une lecture quasiment insoutenable. Ingrid, qui met de côté son orgueil afin de sauver sa peau, va croiser le chemin de Evgeniya, Juive russe agent du NKVD (l'ancêtre du KGB) et à ce titre épargnée par sa propre soldatesque qui ne fut pas en reste question viols avec la gent féminine de l'armée soviétique : laquelle Evgeniya, qui est par ailleurs traductrice, va peu à peu nouer avec Ingrid une relation, si pas de confiance, en tout cas de respect et d'entraide face à la violence et la cruauté masculine : les hommes font la guerre, les femmes ramassent les morceaux et nettoient derrière (ne dit-on pas que ce sont les femmes qui ont redressé l'Allemagne après guerre ? ). Ce qui ne veut pas dire, les écrits d'Ingrid dans la bande dessinée en attestent, que les mères de famille allemandes n'adulaient pas Hitler... Conté par Nicolas Juncker (un junker est un noble allemand, lesquels furent actifs dans la dénonciation d'Hitler qu'il s'agisse du Putsch de la brasserie ou à l'attentat de 44 contre le Führer), ce livre essentiellement en noir et blanc (Berlin est une ville grise aux yeux d'Ingrid comme à ceux d'Evgeniya) d'un dessin quasi expressionniste (allemand ? ) qui se situe entre Le bar à Joe de Munoz et le dessin ampli de sidération stupéfaite des albums de guerre de Tardi, se base sur les récits anonymes d'une femme allemande lors de la chute de Berlin pour le personnage inventé d'Ingrid, et ceux de Svetlana Aleksievitch qu'elle écrit sous le manteau pendant l'offensive finale et l'occupation de l'Armée rouge. S'inspirant des écrits de l'une, reprenant des passages de l'autre, l'auteur-dessinateur se fait se rencontrer ces deux " résistantes " à l'horreur aux atrocités, et au pouvoir des hommes sur leurs corps et leurs esprits. Car si les " conquérants " sont vils, la ville, elle, est une femme : une ville ouverte certes, mais pas forcément offerte...