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De nombreuses études ont confirmé un phénomène assez singulier: l'existence d'un lien entre les capacités de lecture, d'une part, et de perception de la parole dans le bruit, d'autre part. Aussi, dans la même logique, on ne s'en étonnera pas, les enfants dyslexiques éprouvent plus de difficultés que les autres à comprendre le langage dans un environnement bruyant, en particulier lorsque plusieurs conversations ont lieu en même temps - ce qu'on appelle l'effet "cocktail party". Les dyslexiques souffrent de troubles phonologiques faisant en sorte que leurs représentations des sons de la parole - les représentations phonologiques - ne sont pas suffisamment fines et détaillées. S'ensuit, selon la théorie phonologique, a priori la plus solide à l'heure actuelle, un déficit dans l'aptitude à établir la correspondance entre les graphèmes, unités de base du langage écrit, et les phonèmes correspondants dans le langage oral. Comme l'indique Mathieu Bourguignon, chercheur à l'Institut des neurosciences de l'ULB, l'hypothèse explicative dominante des plus grandes difficultés éprouvées par les dyslexiques à comprendre le langage dans le bruit est que leurs troubles phonologiques les pénaliseraient doublement dans un environnement où le signal est appauvri par des sons perturbateurs. Jusqu'il y a peu, les mécanismes cérébraux à la base de la relation entre les capacités de perception de la parole dans le bruit et les capacités de lecture demeuraient assez mystérieux. À L'Institut des neurosciences de l'ULB, Florian Destoky, Julie Bertels et Mathieu Bourguignon se sont attelés à essayer de démêler l'écheveau en initiant une recherche impliquant 99 enfants âgés de six à douze ans issus d'écoles primaires francophones. 26 d'entre eux avaient préalablement reçu un diagnostic de dyslexie. Dans un premier temps, tous les jeunes participants furent conviés à un bilan neuropsychologique ayant trait à leurs capacités de lecture, leurs capacités phonologiques, leur mémoire verbale à court terme, leur quotient intellectuel ou encore leurs capacités dans le domaine de la recherche visuelle. Pourquoi ce dernier aspect? "Parce qu'à côté de la théorie phonologique de la dyslexie existe une théorie visuelle selon laquelle les enfants dyslexiques décoderaient moins d'éléments visuels, dont en particulier les lettres, par unité de temps. Ils s'en trouveraient ralentis dans la lecture", précise Mathieu Bourguignon. Et d'ajouter que des enfants pourraient être en proie à un trouble phonologique, d'autres à un trouble visuel, d'autres encore simultanément aux deux. "Certains auteurs pensent en outre qu'un trouble phonologique peut donner lieu à un trouble visuel pour la simple raison que les enfants qui lisent moins bien auront une moins grande expérience de la lecture et, par là même, développeront moins bien leurs capacités visuelles. L'inverse est également possible", commente Mathieu Bourguignon. Cependant, au sein de l'échantillon recruté, tous les enfants souffraient de troubles phonologiques et aucun ne présentait de troubles au niveau des capacités de recherche visuelle. Au cours de l'expérience menée par les chercheurs de l'ULB, l'activité cérébrale des enfants était enregistrée par magnétoencéphalographie (MEG) pendant que des histoires leur étaient racontées dans un environnement bruyant de type cocktail-party. La magnétoencéphalographie enregistre les champs magnétiques générés par l'activité électrique des neurones. Captant des signaux toutes les millisecondes, elle offre la même résolution temporelle que l'électroencéphalographie (EEG), se révélant ainsi très supérieure sur ce point à l'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) qui, elle, donne accès à une résolution spatiale très supérieure. "Dans notre étude, le but était de suivre l'évolution de l'activité du cerveau dans le temps, non de déterminer précisément les sources de celle-ci", explique Mathieu Bourguignon. Pourquoi la magnétoencéphalographie plutôt que l'électroencéphalographie? Parce que sa résolution spatiale, mais surtout le rapport signal-bruit, sont légèrement supérieurs. De la sorte, la durée de l'enregistrement des données a pu être limitée à 20 minutes par enfant au lieu du double ou du triple avec l'EEG. Durant la diffusion des histoires dans un environnement bruyant de type cocktail-party, les chercheurs ont collecté des indices neurophysiologiques dont de nombreuses études avaient montré qu'ils corrélaient avec les niveaux de compréhension du langage. "Nous avons essayé de déterminer, chez chaque enfant, dans quelle mesure les signaux émis par le cerveau se synchronisaient avec le son de la parole dans différentes bandes de fréquence", explique Mathieu Bourguignon. " Deux indices de synchronisation furent ainsi étudiés: l'un permettant de cerner dans quelle mesure les oscillations de l'activité cérébrale étaient synchrones avec les pauses entre les mots et entre les phrases ; l'autre, dans quelle mesure elles l'étaient avec le débit des syllabes."Les résultats obtenus furent publiés en septembre dans Plos Biology. Ils tenaient compte de l'effet de l'âge. Que révélèrent-t-ils? Notamment que la capacité du cerveau des enfants à suivre les histoires écoutées dans un bruit ambiant est directement liée à la stratégie de lecture utilisée. Dans une écriture alphabétique, il existe deux circuits de la lecture, qualifiés respectivement de sublexical et de lexical. Le premier est centré sur la conversion des graphèmes en phonèmes, tandis que le second offre un accès direct aux mots. Autrement dit, la lecture peut s'opérer soit selon une procédure "analytique", non lexicale, appelée "procédure d'assemblage" (ou de conversion), soit selon une procédure globale, la "procédure d'adressage", également nommée orthographique ou lexicale. Concrètement, plus les enfants ont la capacité de recourir à la stratégie lexicale, donc de lire des mots de manière automatique, sans les déchiffrer lettre par lettre, meilleure sera la capacité du cerveau de suivre le langage dans le bruit. "De surcroît, il est apparu que cette capacité était davantage liée à celle de lire des mots irréguliers, comme "femme" où la conversion des graphèmes en phonèmes ne donne pas "fame", qu'à celle de lire des pseudo-mots, entités construites de toutes pièces pour les besoins expérimentaux ("tenteluche", "vertagor"...) et dont la lecture nécessite d'utiliser la voie non lexicale", rapporte Mathieu Bourguignon. Aussi les chercheurs de l'ULB ont-ils émis l'hypothèse que si la capacité des enfants à lire les mots de façon automatique était corrélée positivement avec les aptitudes de leur cerveau à comprendre le langage dans un environnement bruyant, la cause en était, du moins en partie, l'influence du niveau de développement du lexique mental, c'est-à-dire de l'étendue du vocabulaire que possède l'enfant. "Pour bien suivre une conversation dans le bruit, il faut un vocabulaire assez riche qui permette de se raccrocher à quelque chose", souligne Mathieu Bourguignon. " De même, la connaissance d'un vaste vocabulaire permet de lire beaucoup plus rapidement."D'après les chercheurs de l'Institut des neurosciences de l'ULB, cette découverte pourrait avoir une implication en amont. En effet, leurs travaux laissent à penser qu'une manière de réduire les risques de difficultés de lecture serait de veiller à enrichir le vocabulaire des enfants. "Peut-être pourrait-il même s'agir d'un des éléments clés susceptibles de contribuer à minimiser les risques de dyslexie", avance Mathieu Bourguignon. Un autre élément renforce cette hypothèse. Florian Destoky, Julie Bertels et Mathieu Bourguignon ont constitué trois groupes de 26 enfants: 26 enfants dyslexiques, 26 autres du même âge sans dyslexie, 26 autres encore qui étaient non dyslexiques mais plus jeunes et, de ce fait, avaient la même capacité de lecture que les dyslexiques. En comparant la capacité du cerveau à suivre le langage dans le bruit, via l'enregistrement des oscillations de l'activité cérébrale, les chercheurs ont observé des résultats similaires chez les enfants dyslexiques et chez les enfants plus jeunes présentant la même capacité de lecture. Dans ces deux groupes, la capacité du cerveau à suivre le langage dans une ambiance bruyante était en revanche inférieure à celle des lecteurs non dyslexiques de même âge que les dyslexiques. "En d'autres termes, la capacité de compréhension dans le bruit n'est pas spécifique de la dyslexie. Potentiellement, cette dernière pourrait donc bien être liée en partie à un manque d'exposition à la lecture", conclut Mathieu Bourguignon.