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Il entrevoit également dans l'amélioration incessante des diagnostics préimplantatoires, l'avènement d'un " Meilleur des mondes ", façon Aldous Huxley. Des projets de fermes d'animaux qui serviront de réserves de tissus pour les humains font carrément penser à L'Île du Dr Moreau de H.G. Wells. Entretien.Le journal du Médecin : On a l'impression que depuis la Britannique Louise Brown (Ndlr : le premier " bébé éprouvette " venu au monde (en 1978), c'est-à-dire conçu par fécondation in vitro (FIV)), on est passé en matière de FIV purement de l'approche clinique (vaincre la stérilité), à quelque chose qui dépasse complètement ce cadre, à tel point qu'on peut parler de fécondation " de confort "...Jean-François Bouvet : Certes, mais tout dépend bien sûr des pays concernés. La situation est déjà différente en Belgique et en France. La vitrification ovocytaire " sociétale ", par exemple, est permise chez vous.Et encore plus si on change de continent...Tout à fait. Ce qui me frappe, c'est que la première FIV remonte à 40 ans à peine. C'était le moyen pour des couples hétérosexuels stériles d'avoir des enfants. Progressivement, cette technique en a croisé d'autres qui ont potentialisé le champ de ses applications. Ses visées ne sont plus uniquement médicales. Et cette lente modification de la finalité de la PMA (procréation médicalement assistée) peut prendre des dimensions radicalement différentes en fonction des pays, en Europe versus le reste du monde. Avec des utilisations potentielles de la PMA pour bien autre chose que la seule réponse à la stérilité.On a aussi l'impression, qu'il y a une espèce de compétition. À partir du moment où on offre une technique à des couples hétérosexuels stériles, des couples lesbiens entrent en lice, puis des couples homosexuels masculins qui réclament l'accès à ces techniques. Vous parlez dans votre livre de la possibilité d'avoir jusque 6 parents différents !La fragmentation de la reproduction humaine peut aller très loin puisqu'au Royaume Uni, il est possible de faire une FIV en utilisant les mitochondries issues d'une autre femme que la génitrice principale. On se retrouve avec trois parents pour un seul embryon. Au total, nous avons effectivement 6 parents potentiels : un donneur de sperme, une donneuse d'ovocytes ou de mitochondries, une mère porteuse et des parents " d'intention " qui vont élever l'enfant ! Evidemment, c'est le cas tout à fait limite. Mais cela démontre que la fragmentation est en marche.En France, il y a toutefois des freins éthiques qui empêchent ce type de fragmentation ?En France, la GPA (gestation pour autrui) est interdite et les dons de gamètes sont anonymes et gratuits. Si, en l'état actuel de la loi, la PMA est réservée aux couples hétérosexuels ayant des problèmes de stérilité, la récente élection présidentielle a relancé le débat. En septembre dernier, la secrétaire d'Etat chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes a annoncé que le gouvernement envisageait l'accès à la PMA pour toutes les femmes, célibataires comprises.On n'arrête donc pas le progrès...En France, la majorité de la population est favorable à l'extension de la PMA. Les sondages le montrent. On va vers un vrai débat, ce qui est une bonne nouvelle puisqu'il s'agit de problèmes sociétaux importants. Et cela vient de gens qu'on n'attendait pas forcément. Charlie Hebdo a fait récemment un numéro sur la PMA-GPA avec une interview de Jacques Testart, le " père scientifique " du premier bébééprouvette français. Il se dit opposé à cette PMA pour toutes. Donc, on est au-delà du clivage gauche-droite/progressiste-traditionaliste. Les prises de position traversent largement les frontières politiques. Ce qui prouve que ce débat sociétal n'est pas purement idéologique.Malgré les barrières éthiques plus puissantes en Europe occidentale, il y aura manifestement toujours la possibilité d'aller en Asie, au Mexique, aux Etats-Unis. Au fond, ces techniques avancées ne seraient-elles pas réservées à des élites mondialisées qui peuvent se les payer à l'étranger, tandis que les " classes moyennes " seraient limitées par des garde-fous éthiques nationaux ?Ce n'est pas faux. Certains pays sont dans une situation de total libéralisme. Aux Etats-Unis, il y a des choses ahurissantes. Une clinique permet d'acheter des ovocytes d'étudiantes particulièrement brillantes de l'université Columbia pour plusieurs dizaines de milliers de dollars (jusque 40.000 $, ndlr). C'est réservé aux riches, donc. Rien n'empêche un citoyen européen d'aller dans un pays permissif au niveau PMA comme la Thaïlande. Plus près, vous pouvez vous rendre dans la partie turque de Chypre. Il y est possible de choisir le sexe de son enfant conçu par FIV.Vous citez également Cryos, une banque de sperme danoise située à Aarhus, très achalandée en sperme de toutes origines (photo). Et sur le site de la California Cryobank, un moteur de recherche permet de cocher une bonne douzaine de critères. On peut y choisir la couleur de cheveux, d'yeux, la taille du donneur, son niveau de diplôme et même la ressemblance avec une star de cinéma comme Jean-Claude Van Damme !Ça va en effet très loin : on achète véritablement du sperme sur catalogue. Bien sûr, quand on choisit son partenaire sexuel, il y a aussi sélection. Mais ici, c'est poussé à la limite. C'est le sperme d'un inconnu mais qu'on a pu passer au crible. Sont même proposés, les résultats aux tests génétiques du donneur, permettant de vérifier qu'il est exempt de mutations défavorables. On a là une version augmentée et moderne de la sélection façon Darwin. Et ce mot de sélection est ici fondamental. Car les techniques de la PMA permettent aussi la sélection des embryons, avec un but premier louable : celui d'écarter ceux porteurs d'une maladie génétique incurable. Sauf que les dérives sont bien là : cela commence par le choix du sexe (de plus en plus répandu) et se profile la sélection de la couleur des yeux. La sélection tous azimuts est un inquiétant dévoiement de la PMA. Actuellement, à Shenzhen, un laboratoire essaie de découvrir les déterminants génétiques de l'intelligence, avec la perspective plus ou moins avouée de passer un jour à la sélection d'embryons les plus prometteurs sur le plan intellectuel. Là, on vire dans l'eugénisme.On est d'emblée dans l'humain génétiquement modifié avec CRISPR-Cas9, qui permet de nous améliorer génétiquement après la naissance...Si la modification intervient après la naissance, cela ne pose pas de problèmes éthiques car c'est de la thérapie génique pure et simple. En revanche, si on modifie le patrimoine génétique d'un embryon au stade précoce, on agit également sur celui de sa descendance puisque l'ADN de ses cellules reproductrices sera aussi modifié. À l'heure actuelle, on a bel et bien génétiquement modifié des embryons humains dans plusieurs laboratoires, mais ils n'ont pas été implantés dans l'utérus. Fin septembre, paraissait un article d'une équipe scientifique de l'Université Sun Yat-sen de Guangzhou qui a ciblé, sur des embryons formés par clonage, un gène impliqué dans une maladie génétique rare affectant le sang, la bêta-thalassémie... On s'achemine de fait vers l'homme génétiquement modifié.Vous parlez carrément d'une possibilité de société sans hommes !Oui, c'est techniquement envisageable : on sait déjà fabriquer des spermatozoïdes de souris à partir de cellules souches issues d'une femelle. La fécondation par ces spermatozoïdes est possible mais ne peut aboutir qu'à des femelles, - car, issus de femelles, ils contiennent tous un chromosome sexuel X et jamais un Y. Grâce à ce type de fécondation, on pourrait donc concevoir une société de femmes se passant totalement d'hommes. Pour le moment, c'est encore de la science-fiction. Plus sérieusement, une production massive d'ovocytes à partir de cellules souches issues d'un individu, techniquement réalisable, démultiplierait les possibilités de sélection sur critères génétiques des embyons formés par FIV. D'où un risque accru de sélection.Ne va-t-on pas à terme abandonner l'ancienne méthode, finalement trop risquée : monsieur rencontre madame, ils font un enfant ensemble, qui naît 9 mois plus tard ?J'espère bien que non. Ce qui fait la beauté de l'humanité, c'est sa diversité. Ce serait accorder trop d'importance à la génétique, et c'est une erreur fondamentale. Nous possédons environ 25.000 gènes qui interfèrent les uns avec les autres. Il est impossible de prévoir ce que ces combinaisons peuvent donner. Comment va-t-on faire des embryons potentiellement plus intelligents ? Il faudrait d'abord définir ce qu'est l'intelligence... C'est une ambition d'un orgueil incommensurable.Vous faites référence également dans votre livre à un hommecochon, ce qui renvoie carrément à L'île du Dr Moreau d'H.G. Wells... Quel est l'intérêt de ce type de croisements ?Cela n'a pas dépassé pour l'instant le stade de l'embryon mais c'est déjà ahurissant. Cela rentre dans le cadre de la médecine régénérative. Laquelle consiste à partir de cellules souches pluripotentes pour faire des organes. Des chercheurs ont greffé des cellules souches humaines dans des embryons de porc, sachant que nos deux organismes sont biologiquement très proches. Ils ont réussi à faire des chimères embryonnaires homme-cochon, avec l'espoir que les cellules humaines se développent dans le porc. Et qu'on en fera des organes pour les humains.Vous l'envisagez : on pourrait avoir même un " double " humain qui nous serve de magasin de reins, de poumons, etc.Non, je préfère ne pas envisager qu'on puisse en arriver là, et c'est un euphémisme. La médecine régénérative progresse heureusement sous d'autres formes. Des expériences cliniques sont en cours. S'il s'agit de s'en tenir à la conservation de cellules souches d'un individu pour un usage ultérieur en médecine régénérative, cela ne pose pas a priori de problème éthique. Mais transformer des porcs en usine à organes humains revient à aller plus encore vers l'animal-machine... C'est considérer que l'ensemble du vivant est au service de l'homme.En guise de conclusion, êtes-vous (un peu, beaucoup, pas du tout) inquiet ?Comme les laboratoires du monde entier travaillent de plus en plus en synergie, je crains que l'éthique ne soit diluée dans un ensemble mondialisé. Je ne suis pas particulièrement inquiet pour l'Europe. Mais, à l'échelle de la planète, si on prend pour principe que tout ce qui est techniquement faisable sera réalisé, je suis très modérément optimiste...