Il n'est d'âge, ni de spécialité, pour réapprendre sa médecine. Dans la fleur de l'âge, je pensais tout en connaître: je n'en possédais que l'alphabet et la grammaire, mais ni le sens du mot, ni celui du geste. Un jour, égaré sur un trottoir du quartier chinois de Singapour, une chiromancienne dessinait son existence à une jeune fille - 17, 18 ans à peine - en laissant son pouce sillonner les lignes de sa main. Je les observais à distance, fasciné par l'expressivité de leur échange.
Assise toutes deux à même le trottoir, l'aînée lui a pris la main dans la sienne et en a longuement scruté la ligne de vie. Arrivée à une bifurcation de celle-ci, elle eut un geste signifiant en même temps "c'est à toi maintenant" et "vis ta vie". Sa gestuelle précise valait mille paroles l'invitant à sortir de soi-même, à se déployer, à courir, à voler. À troquer les humeurs acides pour les senteurs d'une vie possible, aujourd'hui même. Elle la sent malheureuse, peu sûre d'elle, ambivalente? Sans quitter sa posture, ni lâcher sa main, d'une gestuelle contenue elle devient amazone, jockey, elfe, exprimant qu'il y aura toujours quelqu'un de plus rapide qu'elle, qui sautera plus haut, qui sera plus élégant, plus éloquent, plus riche, de meilleure naissance, plus rapide à la répartie: nous ne serons toute notre vie que des perdants magnifiques. S'accepter sans se comparer, placer la barre à la bonne hauteur, savourer ce qui nous été donné est un chemin de sagesse. D'un geste souple de la main, la pythie l'invite à élargir son regard: quand je me regarde je me désole, quand je me compare je me console.
Un vers de Corneille
Arrivée à la fin de son récit, précieux viatique pour la route, elle lui enfouit au creux de la paume un minuscule papier roulé sur lequel elle a calligraphié au crayon ce vers de Corneille: "Aujourd'hui Je cesse d'espérer et je commence à vivre." Puis, ajoutant trois quatre mots, elle referma la paume et l'éleva vers le ciel en un geste d'envol. "Retiens-bien: il ne faut plus se faire la guerre, et surtout pas à toi-même."
Sacrée leçon de médecine que cette consultation sur un trottoir: ne pas rater l'envol au moment où on se quitte, cet ultime transfert qui rend le futur aimable ; résumer l'essentiel en quelques mots placés au creux de la main ; ne jamais faire de la ligne de vie une ligne de mort. Je ne revis jamais bien sûr ni la diseuse de bonne aventure ni sa jeune patiente d'un jour, mais les imagine parfois. Elles ignorent évidemment tout de ce qu'elles me transmirent à leur insu. L'empreinte inconnue qu'on laisse dans l'existence des autres, sans même s'en douter, laisse rêveur.
Assise toutes deux à même le trottoir, l'aînée lui a pris la main dans la sienne et en a longuement scruté la ligne de vie. Arrivée à une bifurcation de celle-ci, elle eut un geste signifiant en même temps "c'est à toi maintenant" et "vis ta vie". Sa gestuelle précise valait mille paroles l'invitant à sortir de soi-même, à se déployer, à courir, à voler. À troquer les humeurs acides pour les senteurs d'une vie possible, aujourd'hui même. Elle la sent malheureuse, peu sûre d'elle, ambivalente? Sans quitter sa posture, ni lâcher sa main, d'une gestuelle contenue elle devient amazone, jockey, elfe, exprimant qu'il y aura toujours quelqu'un de plus rapide qu'elle, qui sautera plus haut, qui sera plus élégant, plus éloquent, plus riche, de meilleure naissance, plus rapide à la répartie: nous ne serons toute notre vie que des perdants magnifiques. S'accepter sans se comparer, placer la barre à la bonne hauteur, savourer ce qui nous été donné est un chemin de sagesse. D'un geste souple de la main, la pythie l'invite à élargir son regard: quand je me regarde je me désole, quand je me compare je me console. Arrivée à la fin de son récit, précieux viatique pour la route, elle lui enfouit au creux de la paume un minuscule papier roulé sur lequel elle a calligraphié au crayon ce vers de Corneille: "Aujourd'hui Je cesse d'espérer et je commence à vivre." Puis, ajoutant trois quatre mots, elle referma la paume et l'éleva vers le ciel en un geste d'envol. "Retiens-bien: il ne faut plus se faire la guerre, et surtout pas à toi-même." Sacrée leçon de médecine que cette consultation sur un trottoir: ne pas rater l'envol au moment où on se quitte, cet ultime transfert qui rend le futur aimable ; résumer l'essentiel en quelques mots placés au creux de la main ; ne jamais faire de la ligne de vie une ligne de mort. Je ne revis jamais bien sûr ni la diseuse de bonne aventure ni sa jeune patiente d'un jour, mais les imagine parfois. Elles ignorent évidemment tout de ce qu'elles me transmirent à leur insu. L'empreinte inconnue qu'on laisse dans l'existence des autres, sans même s'en douter, laisse rêveur.