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Le jdM: Comment avez-vous obtenu les autorisations pour tourner dans un lieu à ce point touché par le mal-être et la problématique du burn-out?Jérôme Le Maire: Il est assez incroyable que des responsables d'entreprise m'aient autorisé à venir filmer un endroit qui n'allait pas bien. En général, lorsqu'apparait une problématique de burn-out ou de risques psychosociaux aigus, l'entreprise a plutôt tendance à le cacher. Le fait d'obtenir cette autorisation est significatif d'une tendance émergente: tout doucement, à force de parler du burn-out, on commence à y attacher de l'importance et à se dire qu'il faut traiter le problème. Lorsque j'ai demandé les autorisations de tournage, la base, les gens avec qui je travaillais, avaient une oreille très attentive quant à la réponse qu'allait fournir la direction. Celle-ci était un peu coincée, n'ayant plus trop le choix que d'accepter.Il m'a fallu avancer des arguments disant je n'allais pas ternir leur image de marque, et faire quelque chose de scandaleux; et parmi ces arguments, il y avait le fait que je voulais réaliser un film qui montre la dynamique d'un système qui ne va pas bien, mais une dynamique positive, constructive. Mon objectif de départ était d'ailleurs de montrer l'espoir: comment notre société en général devrait procéder pour s'en sortir. Montrer avec Pascal Chabot, auteur d'un livre* philosophique sur le burn-out et coauteur du film, comment faire pour trouver une issue.Voyant cela, et voyant ma volonté de montrer les efforts fournis par le système pour se prémunir des risques psychosociaux et de souffrance au travail, la direction a commandité un audit. Scénaristiquement parlant, c'était parfait, car j'allais pouvoir en mesurer l'impact.J'espérais que cela fonctionne, mais j'avais des doutes puisque ce genre d'audit est spécialisé pour travailler l'efficience et la productivité. Le cabinet auditeur, très rapidement, a d'ailleurs baissé les armes - off the record. Le responsable m'a même parlé de greenwashing. On repeint la marque en vert pour dire que... En fait, je suis resté dans l'hôpital plus longtemps que les auditeurs: j'étais présent avant et après leur audit.-La fin n'est-elle pas exagérément positive, avec cette boîte à idées...- Quand je donne à voir la boîte à idées, je ne fais pas du premier degré: croire que l'hôpital Saint-Louis va être sauvé par une boite à chaussures. Mais je joue la métaphore en observant ce qui se passe. Les gens se relient, se parlent... le système se dynamise humainement.- Et depuis votre départ, il y a un an?- En fait, la situation est toujours très tendue, peut-être plus explosive à certains égards. J'ai par ailleurs travaillé avec le professeur Mesters, responsable du European Institute for Intervention and Research on Burn Out. J'allais le voir tous les mois pour lui raconter ce qui se passait à l'hôpital et en faire une analyse systémique; il m'avait alors expliqué que je risquais de provoquer certains bouleversements.C'est un peu comme une maison en feu: si quelqu'un y pénètre, il y a un appel d'air qui va dynamiser le brasier. Le burn-out que le système connaît actuellement a mis beaucoup de temps à s'instaurer et en mettra autant à disparaître. Je ne sais pas où ils en sont aujourd'hui, n'étant pas un professionnel du soin de santé, si le personnel de l'hôpital Saint-Louis a touché le fond de la piscine et est en train de remonter.En ce qui me concerne, il y a ce moment très important où l'on m'autorise à tourner, donc le fait que la direction accepte la focalisation sur la problématique. Autre moment, c'est le tournage du film: les gens commencent à parler, prudemment au début, puis la parole se libère.Ensuite, je retire ma caméra et monte de mon côté, tandis que le système continue à évoluer. Et pour le moment, il y a de la tension. Une autre étape importante sera la restitution: quand le film sera diffusé sur Arte en septembre, car si le film sort en salles en Belgique, ce ne sera pas le cas en France. Inévitablement, il se passera quelque chose.- Vous avez réalisé une forme plus efficace d'audit.... au sens d'audition?-Tout à fait. J'ai aussi envie de parler de ma position de cinéaste qui influence les choses lorsqu'il les filme. Quand on filme l'électron, en fonction de la manière dont on le filme, on influence sa réaction... selon une étude.- Comment avez-vous obtenu les autorisations de filmer en salle d'op'?- Dans un hôpital public, c'est encore assez facile.- Et il ne vous fallait pas l'accord des patients opérés?- D'abord, il me fallait l'accord de l'hôpital , ce qui a pris un an, vu le contexte, avec des chefs d'entreprise pris dans une telle problématique.Ensuite, il me fallait avoir l'accord de la personne que je filme. C'était une question de personne à personne au cours de discussions préalables, durant le travail d'approche long d'un an et demi, de liens de confiance qui se tissent entre les personnes et moi.En ce qui concerne les patients, dès le départ, je me suis dit que cela allait être très compliqué: par exemple, j'ai exclu la salle de réveil de mon territoire cinématographique: cela allait se révéler trop compliqué de demander à quelqu'un de fragilisé qui vient ou qui va être opéré, de signer un formulaire d'accord.Et puis en même temps, le fond et la forme se rejoignant, je me suis rendu compte qu'on ne parlait pas de patients au bloc opératoire, mais de pathologies, d'opérations... Les médecins disaient par exemple: "amène-moi ma sciatique".D'ailleurs, on n'aperçoit que des bouts de corps dans le documentaire. Façon aussi d'insister, de souligner l'hôpital-entreprise, où les patients deviennent de plus en plus des objets.- On a d'ailleurs l'impression d'une chaîne de montage?-L'une des références que nous avions en tête, avec Pascal Chabot, était Les temps modernes de Chaplin. Nous nous sommes demandé comment filmer le travail moderne. L'hôpital se révélait très cinématographique, alors que le travail moderne en open space, qui peut déboucher sur les mêmes pathologies, ne l'est absolument pas, les personnes bougeant peu au sein d'une atmosphère feutrée. Avec l'hôpital, ce qu'il y a de stupéfiant, c'est la cadence, qui en effet fait penser à Chaplin...- D'autant qu'il s'agit de matériel humain. Incroyable à quel point le personnel médical oublie la caméra...-Par contre, il ne m'oublie pas: je fais partie du collectif. Dès le départ, j'ai fait le choix de tourner seul, ce qui était très difficile. Car outre le mérite technique des techniciens, il y avait le fait de pouvoir échanger avec eux: quelque part, on se débarrasse des toxines, surtout dans un univers comme celui-là où il y a beaucoup d'auras traumatiques qui se fondent sur nous:, on parle de traumatisme vicariant. J'ai ressenti ce que c'était que d'être dans l'aura de quelqu'un de traumatisé. Et j'étais à deux niveaux dans l'aura de gens traumatisés: d'une part, celle de la personne qui se fait opérer, et dans le cas présent, celle du médecin qui est traumatisé et qui ne va pas bien.Un entretien de Bernard Roisin* Pascal Chabot, Global burn-out (PUF).