Le médecin côtoie l'extraordinaire dans la vie de chacun de ses patients : naissance, deuil, souffrance ou inquiétudes extrêmes constituent son quotidien. La banalité de son activité routinière est tissée d'événements exceptionnels pour l'individu, lesquels peuvent retentir parfois sur la bonne marche de la société : que l'on songe aux conséquences sur une négociation gouvernementale périlleuse lorsqu'un de ses acteurs souffre de migraine et un autre d'une rage de dents.

Sans doute n'avons-nous mis au monde ni Victor Hugo ni Matisse. Notre métier est à la fois plus simple et plus compliqué. Une patiente nonagénaire appelle pour chute et baisse d'état général. Elle est la cinquième d'une tournée qui s'annonce longue, et sa visite à domicile sera suivie d'une dizaine d'autres. Subictérique, amaigrie, les deux membres inférieurs enflés par un oedème ulcéré, elle ne se déplace plus qu'avec d'infinies difficultés et ne s'alimente plus guère. Habituée à se voir rétablie rapidement pour les menus incidents de l'existence, elle souhaite les paroles de réconfort et la prescription qui solutionneront son problème. Déni illusoire dans le cas présent, qu'il convient d'expliquer avec les mots adaptés et le temps nécessaire. Une hospitalisation s'impose, refusée avec énergie. S'engage un dialogue singulier entre deux êtres qui mesurent la gravité du moment vécu hors de toute confrontation, à la recherche d'une solution dont on pressent les conséquences inéluctables. Quitter l'appartement modeste où elle a vécu depuis quarante ans, isolée, au troisième étage sans ascenseur, malvoyante, malentendante, signe à coup sûr un départ sans retour qu'elle appréhende avec lucidité. Elle me demande s'il ne vaut pas mieux mourir chez elle, paisiblement sans agiter le monde. Quelqu'un prendra-t-il soin de son chat ? Qui s'occupera de ses meubles, de son loyer, de sa pension, de prévenir son coiffeur. Un quotidien infiniment modeste pour un oeil extérieur, un univers qui bascule pour une patiente épouvantée de ce qui va se décider dans les minutes qui suivent.

Questions que le médecin ne peut esquiver, dont il mesure la pertinence sans y apporter de réponse. Intérieurement, il s'impatiente anticipant les difficultés à terminer sa tournée, mais en face de lui s'effondre un pauvre oiseau mazouté qui lui mendie " encore deux minutes monsieur le bourreau, c'est si dur de quitter tout cela ainsi, si vite ". Il peaufine la lettre d'admission, s'enquiert d'une place à l'hôpital le plus proche, dans la rue on entend déjà le hululement d'une ambulance. Un dernier regard à un univers tant aimé, c'était " mon chez moi " (qui suis-je maintenant ? ), n'oubliez pas la carte d'identité, ne prenez pas trop d'argent, ça ira vous verrez, on viendra vous voir, c'est pour votre bien.

Ces derniers mots répétés mille fois au moins, me pèsent souvent maintenant. Qui peut connaître ce que constitue le bien ou le malheur d'une fin de vie, quand il ne s'agit pas de la sienne propre ? Notre quotidien de pratique est l'exceptionnel de leur existence, le malentendu guette.

Le médecin côtoie l'extraordinaire dans la vie de chacun de ses patients : naissance, deuil, souffrance ou inquiétudes extrêmes constituent son quotidien. La banalité de son activité routinière est tissée d'événements exceptionnels pour l'individu, lesquels peuvent retentir parfois sur la bonne marche de la société : que l'on songe aux conséquences sur une négociation gouvernementale périlleuse lorsqu'un de ses acteurs souffre de migraine et un autre d'une rage de dents. Sans doute n'avons-nous mis au monde ni Victor Hugo ni Matisse. Notre métier est à la fois plus simple et plus compliqué. Une patiente nonagénaire appelle pour chute et baisse d'état général. Elle est la cinquième d'une tournée qui s'annonce longue, et sa visite à domicile sera suivie d'une dizaine d'autres. Subictérique, amaigrie, les deux membres inférieurs enflés par un oedème ulcéré, elle ne se déplace plus qu'avec d'infinies difficultés et ne s'alimente plus guère. Habituée à se voir rétablie rapidement pour les menus incidents de l'existence, elle souhaite les paroles de réconfort et la prescription qui solutionneront son problème. Déni illusoire dans le cas présent, qu'il convient d'expliquer avec les mots adaptés et le temps nécessaire. Une hospitalisation s'impose, refusée avec énergie. S'engage un dialogue singulier entre deux êtres qui mesurent la gravité du moment vécu hors de toute confrontation, à la recherche d'une solution dont on pressent les conséquences inéluctables. Quitter l'appartement modeste où elle a vécu depuis quarante ans, isolée, au troisième étage sans ascenseur, malvoyante, malentendante, signe à coup sûr un départ sans retour qu'elle appréhende avec lucidité. Elle me demande s'il ne vaut pas mieux mourir chez elle, paisiblement sans agiter le monde. Quelqu'un prendra-t-il soin de son chat ? Qui s'occupera de ses meubles, de son loyer, de sa pension, de prévenir son coiffeur. Un quotidien infiniment modeste pour un oeil extérieur, un univers qui bascule pour une patiente épouvantée de ce qui va se décider dans les minutes qui suivent. Questions que le médecin ne peut esquiver, dont il mesure la pertinence sans y apporter de réponse. Intérieurement, il s'impatiente anticipant les difficultés à terminer sa tournée, mais en face de lui s'effondre un pauvre oiseau mazouté qui lui mendie " encore deux minutes monsieur le bourreau, c'est si dur de quitter tout cela ainsi, si vite ". Il peaufine la lettre d'admission, s'enquiert d'une place à l'hôpital le plus proche, dans la rue on entend déjà le hululement d'une ambulance. Un dernier regard à un univers tant aimé, c'était " mon chez moi " (qui suis-je maintenant ? ), n'oubliez pas la carte d'identité, ne prenez pas trop d'argent, ça ira vous verrez, on viendra vous voir, c'est pour votre bien. Ces derniers mots répétés mille fois au moins, me pèsent souvent maintenant. Qui peut connaître ce que constitue le bien ou le malheur d'une fin de vie, quand il ne s'agit pas de la sienne propre ? Notre quotidien de pratique est l'exceptionnel de leur existence, le malentendu guette.