Le bonheur vu d'en haut

La vue est belle du septième étage de l'Ibis Styles situé face à la Gare du Nord (Paris). Le soleil frisant dore la pierre blanche sous le ciel bleu d'automne, avec un friselis de bonheur dans l'air. Plongeant sur l'esplanade le regard s'émerveille de ce croisement incessant de passants à pied, à vélo, en trottinette, hélant un taxi, guettant l'arrivée d'un bus. La distance réduit les silhouettes jusqu'à n'être que de minuscules fourmis infatigables dégageant une énergie insoupçonnée, heureuses et en bonne santé de surcroît. Que, vue de loin, l'existence d'autrui apparaît simple.

Une médecine où la proximité s'estompe

Mystère des rapprochements dans nos imaginaires, le lien entre la distance et l'estompement de l'empathie m'envahit en observant cette foule en miniature. Un court instant surgit l'insignifiance d'une vie humaine, observée du haut de la Grande Roue du Prater à Vienne dans l'inoubliable film le Troisième Homme : " Que pourrait te faire qu'une de ces fourmis soudain arrête de se mouvoir ? ".

Une année et demie de confinement d'intensité variable, d'interdiction de visites aux patients hospitalisés, de consignes éloignant les malades symptomatiques des salles d'attente, de téléconsultations, de renouvellements à distance de prescriptions dématérialisées, de certificats établis sur les seuls résultats téléphoniques de tests PCR, ont éloigné le médecin d'une bonne partie de sa patientèle devenue soudain virtuelle, et qui s'en trouve bien. Loin, vite, mal. Toute souffrance n'est pas téléchargeable, tout symptôme à distance est tenté par le déni, toute prolongation de traitement sans le moindre examen clinique prend un risque. L'extension progressive prise par cette médecine lyophilisée ne constitue-t-elle pas davantage un leurre qu'un progrès ?

Le son de la voix, et la vue par écran interposé, peuvent donner l'illusion pendant de longs mois que tout est sous contrôle. Tout ? C'est nier que parfois l'essentiel passe par ce qui ne se dit ni ne se voit. Une fêlure inattendue dans les regards qui se croisent, la main que l'on frôle, l'épaule qu'on réconforte, le patient qui se rassied alors qu'il quittait sa place, le bref silence à la fin d'une phrase, une perte de poids inattendue révélée par le pèse-personne, le lapsus d'une parole avinée, les cheveux en pétard d'une patiente chic sur elle, bref tout ce qui fait l'indicible d'une consultation et soudain fait défaut.

Soigner de loin fait prendre de la distance

Sortira-t-on indemne du Covid-19 ? Pas sûr. Quelque chose de plus intime encore dans la relation médicale n'est-il pas susceptible de se dissoudre progressivement, sans qu'on s'en aperçoive. Soigner de loin est évidemment possible, et le corps médical s'en est saisi autant que la patientèle, l'un et l'autre y découvrant des avantages. Mais qui dit loin dit aussi distant, et le recul pris face à la souffrance ne diminue-t-il pas insensiblement notre capacité d'empathie ? La santé des moutons parqués dans la vallée n'inquiète guère le berger dans les alpages, en quoi le médecin leur serait-il différent ? Ne plus ausculter, ne plus palper, ne plus être confronté au silence d'une parole qui s'étrangle dans l'émotion, ne plus assister à la fuite éperdue de celle qui en a trop dit, tout cela possède un prix que d'aucuns estimeront bénéfique : gain de temps, d'efficacité apparente, organisation optimale des prestations, diminution progressive de la souffrance du médecin, que le recul permet.

Bien perspicace pourtant celui qui dessille l'avenir de notre médecine. Pareilles à ces stations de lavages automatiques de voiture, où ne s'éteignent ni le moteur, ni les feux, ni les essuie-glaces pour une plus grande efficacité, verra-t-on réapparaître un jour au seuil des stations-services de demain la mention " ici on lave à la main, prévoyez une heure, mais satisfaits vous reviendrez ",

Adeptes de la proxy médecine, la formulation d'accueil sera adaptée aux naufragés de la santé en quête d'un port d'attache où l'on peut démâter sans hâte la grande voile, la plier avec soin afin de palper soigneusement le gréement, s'assurer de la résistance du hauban, tendre l'oreille à ses grincements. Le métier de médecin est en reconstruction, et il y a aura de la place pour tous.

La vue est belle du septième étage de l'Ibis Styles situé face à la Gare du Nord (Paris). Le soleil frisant dore la pierre blanche sous le ciel bleu d'automne, avec un friselis de bonheur dans l'air. Plongeant sur l'esplanade le regard s'émerveille de ce croisement incessant de passants à pied, à vélo, en trottinette, hélant un taxi, guettant l'arrivée d'un bus. La distance réduit les silhouettes jusqu'à n'être que de minuscules fourmis infatigables dégageant une énergie insoupçonnée, heureuses et en bonne santé de surcroît. Que, vue de loin, l'existence d'autrui apparaît simple. Mystère des rapprochements dans nos imaginaires, le lien entre la distance et l'estompement de l'empathie m'envahit en observant cette foule en miniature. Un court instant surgit l'insignifiance d'une vie humaine, observée du haut de la Grande Roue du Prater à Vienne dans l'inoubliable film le Troisième Homme : " Que pourrait te faire qu'une de ces fourmis soudain arrête de se mouvoir ? ". Une année et demie de confinement d'intensité variable, d'interdiction de visites aux patients hospitalisés, de consignes éloignant les malades symptomatiques des salles d'attente, de téléconsultations, de renouvellements à distance de prescriptions dématérialisées, de certificats établis sur les seuls résultats téléphoniques de tests PCR, ont éloigné le médecin d'une bonne partie de sa patientèle devenue soudain virtuelle, et qui s'en trouve bien. Loin, vite, mal. Toute souffrance n'est pas téléchargeable, tout symptôme à distance est tenté par le déni, toute prolongation de traitement sans le moindre examen clinique prend un risque. L'extension progressive prise par cette médecine lyophilisée ne constitue-t-elle pas davantage un leurre qu'un progrès ?Le son de la voix, et la vue par écran interposé, peuvent donner l'illusion pendant de longs mois que tout est sous contrôle. Tout ? C'est nier que parfois l'essentiel passe par ce qui ne se dit ni ne se voit. Une fêlure inattendue dans les regards qui se croisent, la main que l'on frôle, l'épaule qu'on réconforte, le patient qui se rassied alors qu'il quittait sa place, le bref silence à la fin d'une phrase, une perte de poids inattendue révélée par le pèse-personne, le lapsus d'une parole avinée, les cheveux en pétard d'une patiente chic sur elle, bref tout ce qui fait l'indicible d'une consultation et soudain fait défaut.Sortira-t-on indemne du Covid-19 ? Pas sûr. Quelque chose de plus intime encore dans la relation médicale n'est-il pas susceptible de se dissoudre progressivement, sans qu'on s'en aperçoive. Soigner de loin est évidemment possible, et le corps médical s'en est saisi autant que la patientèle, l'un et l'autre y découvrant des avantages. Mais qui dit loin dit aussi distant, et le recul pris face à la souffrance ne diminue-t-il pas insensiblement notre capacité d'empathie ? La santé des moutons parqués dans la vallée n'inquiète guère le berger dans les alpages, en quoi le médecin leur serait-il différent ? Ne plus ausculter, ne plus palper, ne plus être confronté au silence d'une parole qui s'étrangle dans l'émotion, ne plus assister à la fuite éperdue de celle qui en a trop dit, tout cela possède un prix que d'aucuns estimeront bénéfique : gain de temps, d'efficacité apparente, organisation optimale des prestations, diminution progressive de la souffrance du médecin, que le recul permet. Bien perspicace pourtant celui qui dessille l'avenir de notre médecine. Pareilles à ces stations de lavages automatiques de voiture, où ne s'éteignent ni le moteur, ni les feux, ni les essuie-glaces pour une plus grande efficacité, verra-t-on réapparaître un jour au seuil des stations-services de demain la mention " ici on lave à la main, prévoyez une heure, mais satisfaits vous reviendrez ",Adeptes de la proxy médecine, la formulation d'accueil sera adaptée aux naufragés de la santé en quête d'un port d'attache où l'on peut démâter sans hâte la grande voile, la plier avec soin afin de palper soigneusement le gréement, s'assurer de la résistance du hauban, tendre l'oreille à ses grincements. Le métier de médecin est en reconstruction, et il y a aura de la place pour tous.