Un printemps qui n'ose s'afficher

Ce matin, dans l'espace d'accueil de sa maison de repos, une pensionnaire tricote paisiblement en fredonnant a capella Le temps des cerises. Me surprennent sa sérénité, le caractère intemporel de son activité et de son chant, ainsi que la distance qui la sépare de ses voisines dont l'inoccupation se fait volontiers malveillante. Dans l'auto, Klara Continuo égrène un Mozart cristallin, tandis qu'explosent à mes yeux une longue traînée de jonquilles en fleurs, de forsythias et de magnolias annonçant un printemps imminent. Brève méditation sur le surgissement de l'inattendu dans nos vies, sur ce bonheur qui soudain prend toute la place, nous plongeant dans un monde de légèreté, d'optimisme et de lendemains meilleurs.

L'autoradio interrompt Mozart pour un bulletin d'infos rapportant la destruction d'un théâtre et d'une école à Marioupol. Brutal retour au quotidien, et à une question existentielle : a-t-on le droit d'être heureux face à l'inhumanité, de nous soustraire à un désastre dont nous ne sommes pas directement responsables ? Ou au contraire, faut-il plus que jamais cultiver des bulles de paix intérieure pour contrebalancer la violence et le chaos ?

Même un piano désaccordé peut jouer Chopin

Question sans réponse univoque : la beauté sauvera-t-elle un monde fou ? Pas sûr, mais elle porte en elle le témoignage d'une brèche dans le chaos. Une vidéo d'amateur, devenue virale sur les réseaux sociaux, capte les images récentes d'une maison dévastée dans un quartier détruit, le 5 mars à Bila Tserkva, près de Kiev. Seul le piano blanc d'Irina Maniukina au coeur du salon a survécu aux bombardements. En guise d'adieu avant l'exil, la pianiste égrène quelques notes. D'instinct elle a choisi une composition de Chopin, La Harpe éolienne (Études op. 25, n°1 en la bémol majeur). Ce choix ne doit rien au hasard, il est lié à l'exil de Chopin quittant sa Pologne natale après l'écrasement de l'insurrection de Varsovie en 1830, réprimée par l'armée russe. Désaccordé, le piano réécrit une mélodie d'une intensité désarticulée à l'image du drame qui se vit, et que la pianiste poursuit comme pour signifier ce qu'un conflit destructeur peut faire d'une oeuvre, et de la vie.

Un jour, le piano blanc sera à nouveau accordé, et jouera un Chopin sonnant juste. Aucune ruine n'est définitive, sauf si on fait à dessein un mausolée. Entre le piano supplicié d'Irina Maniukina quittant sa maison dévastée et le violoncelle de Mstislav Rostropovitch lors de la chute du mur de Berlin sinue un lien infime mais réel : la conviction intime que la violence conquiert les terres mais pas les êtres.

Carl Vanwelde

Un printemps qui n'ose s'afficherCe matin, dans l'espace d'accueil de sa maison de repos, une pensionnaire tricote paisiblement en fredonnant a capella Le temps des cerises. Me surprennent sa sérénité, le caractère intemporel de son activité et de son chant, ainsi que la distance qui la sépare de ses voisines dont l'inoccupation se fait volontiers malveillante. Dans l'auto, Klara Continuo égrène un Mozart cristallin, tandis qu'explosent à mes yeux une longue traînée de jonquilles en fleurs, de forsythias et de magnolias annonçant un printemps imminent. Brève méditation sur le surgissement de l'inattendu dans nos vies, sur ce bonheur qui soudain prend toute la place, nous plongeant dans un monde de légèreté, d'optimisme et de lendemains meilleurs.L'autoradio interrompt Mozart pour un bulletin d'infos rapportant la destruction d'un théâtre et d'une école à Marioupol. Brutal retour au quotidien, et à une question existentielle : a-t-on le droit d'être heureux face à l'inhumanité, de nous soustraire à un désastre dont nous ne sommes pas directement responsables ? Ou au contraire, faut-il plus que jamais cultiver des bulles de paix intérieure pour contrebalancer la violence et le chaos ?Même un piano désaccordé peut jouer ChopinQuestion sans réponse univoque : la beauté sauvera-t-elle un monde fou ? Pas sûr, mais elle porte en elle le témoignage d'une brèche dans le chaos. Une vidéo d'amateur, devenue virale sur les réseaux sociaux, capte les images récentes d'une maison dévastée dans un quartier détruit, le 5 mars à Bila Tserkva, près de Kiev. Seul le piano blanc d'Irina Maniukina au coeur du salon a survécu aux bombardements. En guise d'adieu avant l'exil, la pianiste égrène quelques notes. D'instinct elle a choisi une composition de Chopin, La Harpe éolienne (Études op. 25, n°1 en la bémol majeur). Ce choix ne doit rien au hasard, il est lié à l'exil de Chopin quittant sa Pologne natale après l'écrasement de l'insurrection de Varsovie en 1830, réprimée par l'armée russe. Désaccordé, le piano réécrit une mélodie d'une intensité désarticulée à l'image du drame qui se vit, et que la pianiste poursuit comme pour signifier ce qu'un conflit destructeur peut faire d'une oeuvre, et de la vie.Un jour, le piano blanc sera à nouveau accordé, et jouera un Chopin sonnant juste. Aucune ruine n'est définitive, sauf si on fait à dessein un mausolée. Entre le piano supplicié d'Irina Maniukina quittant sa maison dévastée et le violoncelle de Mstislav Rostropovitch lors de la chute du mur de Berlin sinue un lien infime mais réel : la conviction intime que la violence conquiert les terres mais pas les êtres.Carl Vanwelde