Ne vois-tu rien venir ?

En attente d'une troisième vague qui frappe déjà les pays limitrophes, devenus limites paranos à force de vivre dans l'attente, tous masqués, alcoolo-gélifiés, apeurés par tout ce qui tousse, mouche, soupire, fait de la fièvre de 7 à 77 ans, on peine à croire les patients quand ils rapportent que les classes sont pleines, les métros itou, que le Shopping Center doit placer des vigies à l'entrée pour les soldes, que la Baraque Michel est interdite le weekend vu l'affluence : il est où ce Covid ? On se prend à relire Dino Buzatti et son inoubliable Désert des Tartares, avec son capitaine posté dans un fortin d'où il scrute l'étendue hostile d'où surgiront un jour des hordes sanguinaires. Et qui meurt un jour de ne rien voir venir.

Il m'est difficile ce matin de trouver les mots justes pour répondre aux questions de ce jeune patient, épuisé par ce besoin pressant de créer et de rendre sa vie plus intense. Il me partage qu'il n'en peut plus de brasser le vide, et qu'il sent pointer l'énorme envie de faire une folie. Au rang des bonnes nouvelles, il apprend que l'éclaircie sera pour juin. Cela fait long quand on est seul dans sa bulle, son petit appart, sa petite auto, son petit boulot, sa petite ville. Et qu'on a eu trente ans la semaine passée, fêtés seul car où se cachent les quelques amis de bistrot quand il n'y a plus de bistrot ? Il s'attarde à la fenêtre, avec des rêves de coquillages et de goélands, de vastes tablées où coule la bière et s'échangent les vannes bien grasses.

Faut que j'sort' les poubelles

S'accommoder d'une existence où rien ne se passe serait-il un art de vieux, comme le décrit bien Philippe Delerm: "En nous quittant, vers quatre heures, M. Brouard a dit : Faut que j'sort' les poubelles. Je n'ai pu m'empêcher de penser qu'il était aussi pauvre de son temps libre que j'avais été riche du mien. L'âge y est pour beaucoup, je crois. Pour les plus anciens, le temps libre devient souvent dilution des tâches, étirement à l'infini de ce qu'il y a de moins intéressant. L'importance donnée aux contraintes matérielles et insignifiantes serait-elle le meilleur baume pour calmer les inquiétudes ?"

Je lui avais souhaité bon anniversaire par téléphone, c'est peu de choses. Il m'envoie une carte de voeux, annotée sur l'enveloppe d'un merci avec une fleur naïve. A l'intérieur, ces mots tracés d'une écriture maladroite : " On devient tout doucement des personnages de Becket ". Du plus jeune au plus vieux, on a appris à fonctionner en attente d'éléments sur lesquels nous n'avons aucune prise : le calendrier des vaccins, l'ouverture des salons de coiffures, un éventuel reconfinement si le mutant franchit les frontières, de nouvelles consignes, de nouveaux espoirs douchés par les mauvaises courbes. En un sens, cette pandémie nous a tous rendus malades, peureux les uns des autres, fragilisés, passifs en attente permanente d'instructions venant d'en haut.

Demain s'il advient, face au virus, je deviendrai ce " tout petit agent affectueux qui se répand partout "[1], ranimant les rêves de folie et les projets, incitant à ne plus attendre Godot sur une scène déserte, mais à reprendre doucement les rênes de sa vie. Cela n'exclut ni vaccin ni prudence, mais une attitude qui se réapproprie l'avenir : aucune pandémie, même les plus meurtrières, n'est éternelle.

[1] Bob De Roover, sur sa carte de voeux 2021

Ne vois-tu rien venir ?En attente d'une troisième vague qui frappe déjà les pays limitrophes, devenus limites paranos à force de vivre dans l'attente, tous masqués, alcoolo-gélifiés, apeurés par tout ce qui tousse, mouche, soupire, fait de la fièvre de 7 à 77 ans, on peine à croire les patients quand ils rapportent que les classes sont pleines, les métros itou, que le Shopping Center doit placer des vigies à l'entrée pour les soldes, que la Baraque Michel est interdite le weekend vu l'affluence : il est où ce Covid ? On se prend à relire Dino Buzatti et son inoubliable Désert des Tartares, avec son capitaine posté dans un fortin d'où il scrute l'étendue hostile d'où surgiront un jour des hordes sanguinaires. Et qui meurt un jour de ne rien voir venir.Il m'est difficile ce matin de trouver les mots justes pour répondre aux questions de ce jeune patient, épuisé par ce besoin pressant de créer et de rendre sa vie plus intense. Il me partage qu'il n'en peut plus de brasser le vide, et qu'il sent pointer l'énorme envie de faire une folie. Au rang des bonnes nouvelles, il apprend que l'éclaircie sera pour juin. Cela fait long quand on est seul dans sa bulle, son petit appart, sa petite auto, son petit boulot, sa petite ville. Et qu'on a eu trente ans la semaine passée, fêtés seul car où se cachent les quelques amis de bistrot quand il n'y a plus de bistrot ? Il s'attarde à la fenêtre, avec des rêves de coquillages et de goélands, de vastes tablées où coule la bière et s'échangent les vannes bien grasses.Faut que j'sort' les poubellesS'accommoder d'une existence où rien ne se passe serait-il un art de vieux, comme le décrit bien Philippe Delerm: "En nous quittant, vers quatre heures, M. Brouard a dit : Faut que j'sort' les poubelles. Je n'ai pu m'empêcher de penser qu'il était aussi pauvre de son temps libre que j'avais été riche du mien. L'âge y est pour beaucoup, je crois. Pour les plus anciens, le temps libre devient souvent dilution des tâches, étirement à l'infini de ce qu'il y a de moins intéressant. L'importance donnée aux contraintes matérielles et insignifiantes serait-elle le meilleur baume pour calmer les inquiétudes ?"Je lui avais souhaité bon anniversaire par téléphone, c'est peu de choses. Il m'envoie une carte de voeux, annotée sur l'enveloppe d'un merci avec une fleur naïve. A l'intérieur, ces mots tracés d'une écriture maladroite : " On devient tout doucement des personnages de Becket ". Du plus jeune au plus vieux, on a appris à fonctionner en attente d'éléments sur lesquels nous n'avons aucune prise : le calendrier des vaccins, l'ouverture des salons de coiffures, un éventuel reconfinement si le mutant franchit les frontières, de nouvelles consignes, de nouveaux espoirs douchés par les mauvaises courbes. En un sens, cette pandémie nous a tous rendus malades, peureux les uns des autres, fragilisés, passifs en attente permanente d'instructions venant d'en haut.Demain s'il advient, face au virus, je deviendrai ce " tout petit agent affectueux qui se répand partout "[1], ranimant les rêves de folie et les projets, incitant à ne plus attendre Godot sur une scène déserte, mais à reprendre doucement les rênes de sa vie. Cela n'exclut ni vaccin ni prudence, mais une attitude qui se réapproprie l'avenir : aucune pandémie, même les plus meurtrières, n'est éternelle.[1] Bob De Roover, sur sa carte de voeux 2021