Où sont-ils donc ?

Ils forment une étrange cohorte, composée de patients à risques mais aussi d'adultes de tous âges, paniqués par les images des convois mortuaires de Bergame et le sinistre décomptes des ravages liés à la pandémie due au Coronavirus. Ils ne sont pas malades, tous négatifs aux frottis, ils mènent une vie normale, aiment, lisent, occupent leur temps de manière intelligente, mais ne sortent plus guère de chez eux parfois depuis de longs mois. Les raisons invoquées sont le plus souvent marquées du sceau de l'élémentaire prudence, facteurs de risque, âge, pathologies intriquées, immobilisant au domicile le conjoint aimant et aidant, et mobilisant les enfants ou proches pour assurer l'approvisionnement.

Bien ou mal vécu, ce confinement volontaire demeure une petite mort, une disparition du monde qui ne se manifeste qu'au hasard des circonstances. " Mais que devient Jules ? Je ne l'ai plus vu depuis une éternité. Serait-il hospitalisé ? " On se revoyait à la messe, à la prière à la mosquée, au bureau de mutuelle, au bistrot à onze heures. Plus de messe, mosquée fermée, mutuelle virtuelle, bistrot faillite. Un patient à l'ironie douce-amère soupirait récemment : c'est drôle, docteur, on est enterrés avant même d'être morts. Une autre relevait que ses seules conversations se tenaient avec son chat - viens Poussy miam miam -, et avec le facteur déposant les colis dans l'entrée de son immeuble. Les consultations au cabinet du médecin ont été remplacées par la commande à distance du stock de médications nécessaires pour un ou deux mois, et la rédaction éventuelle d'un certificat. Cruel : la semaine passée, je rédigeai un certificat de vie pour prolonger une petite indemnité versée à l'étranger, suscitant ce commentaire : c'est dur à croire, mais on vit toujours et il faut le prouver.

L'allégorie de la caverne

Il y a loin, et longtemps, Platon imaginait une population terrée dans une demeure souterraine, où des hommes vivaient enchaînés, privés de la lumière du jour dont seul un faible rayonnement leur parvenait. Des choses et d'eux-mêmes, ils ne connaissaient plus que les ombres projetées sur les murs de leur caverne par un feu allumé derrière eux. Des sons, ils ne connaissaient plus que les échos. Pourtant, ils nous ressemblent, observait Platon. Que l'un d'entre eux soit libéré de ses chaînes et accompagné de force vers la sortie, il sera d'abord cruellement ébloui par une lumière qu'il n'a plus l'habitude de supporter. Alors, ne voudra-t-il pas revenir à sa situation antérieure, irréelle mais rassurante ? Il devra se faire violence pour retourner auprès de ses semblables. Mais ceux-ci, ayant oublié jusqu'à son existence, le recevront-ils quand tout ceci aura trouvé une fin ?

Ils forment une étrange cohorte, composée de patients à risques mais aussi d'adultes de tous âges, paniqués par les images des convois mortuaires de Bergame et le sinistre décomptes des ravages liés à la pandémie due au Coronavirus. Ils ne sont pas malades, tous négatifs aux frottis, ils mènent une vie normale, aiment, lisent, occupent leur temps de manière intelligente, mais ne sortent plus guère de chez eux parfois depuis de longs mois. Les raisons invoquées sont le plus souvent marquées du sceau de l'élémentaire prudence, facteurs de risque, âge, pathologies intriquées, immobilisant au domicile le conjoint aimant et aidant, et mobilisant les enfants ou proches pour assurer l'approvisionnement.Bien ou mal vécu, ce confinement volontaire demeure une petite mort, une disparition du monde qui ne se manifeste qu'au hasard des circonstances. " Mais que devient Jules ? Je ne l'ai plus vu depuis une éternité. Serait-il hospitalisé ? " On se revoyait à la messe, à la prière à la mosquée, au bureau de mutuelle, au bistrot à onze heures. Plus de messe, mosquée fermée, mutuelle virtuelle, bistrot faillite. Un patient à l'ironie douce-amère soupirait récemment : c'est drôle, docteur, on est enterrés avant même d'être morts. Une autre relevait que ses seules conversations se tenaient avec son chat - viens Poussy miam miam -, et avec le facteur déposant les colis dans l'entrée de son immeuble. Les consultations au cabinet du médecin ont été remplacées par la commande à distance du stock de médications nécessaires pour un ou deux mois, et la rédaction éventuelle d'un certificat. Cruel : la semaine passée, je rédigeai un certificat de vie pour prolonger une petite indemnité versée à l'étranger, suscitant ce commentaire : c'est dur à croire, mais on vit toujours et il faut le prouver. Il y a loin, et longtemps, Platon imaginait une population terrée dans une demeure souterraine, où des hommes vivaient enchaînés, privés de la lumière du jour dont seul un faible rayonnement leur parvenait. Des choses et d'eux-mêmes, ils ne connaissaient plus que les ombres projetées sur les murs de leur caverne par un feu allumé derrière eux. Des sons, ils ne connaissaient plus que les échos. Pourtant, ils nous ressemblent, observait Platon. Que l'un d'entre eux soit libéré de ses chaînes et accompagné de force vers la sortie, il sera d'abord cruellement ébloui par une lumière qu'il n'a plus l'habitude de supporter. Alors, ne voudra-t-il pas revenir à sa situation antérieure, irréelle mais rassurante ? Il devra se faire violence pour retourner auprès de ses semblables. Mais ceux-ci, ayant oublié jusqu'à son existence, le recevront-ils quand tout ceci aura trouvé une fin ?