À chaque instant, c'est la fin du monde pour quelqu'un. Le médecin côtoie l'extraordinaire dans la vie de chacun de ses patients, naissance, deuil, souffrance ou inquiétude extrêmes, et en fait son quotidien. La banalité de son activité routinière est tissée d'événements exceptionnels pour l'individu qu'il soigne : couples qui se séparent, perte d'un enfant, confrontation à une affection potentiellement sévère, immobilisation contrainte, interruption d'une activité professionnelle.

Me revient parfois après tant d'années de pratique médicale le souvenir de ces veilles de fête où dans une totale insouciance je pouvais goûter à l'instantanéité du bonheur d'escapades dans la ville illuminée, libre de toute attache horaire et de toute responsabilité. Légèreté essentielle que le côtoiement quotidien des patients et des décisions à prendre a fait se dissoudre pour laisser la place à une sérénité teintée de gravité. La légèreté n'est pas le contraire de la lourdeur, mais de la profondeur : on sourit encore, mais pas comme avant.

Pendant que je structurais mes réflexions pour ce billet, le hasard m'a fait retrouver un superbe texte court adressé par une jeune assistante en médecine générale[1] prestant une garde la veille de Noël, texte dont la connivence avec ce que je vis m'émeut: " Quelque chose a changé dans ma vie, me modifiant fondamentalement, imperceptiblement et irréversiblement. Je regarde ces familles occupées à préparer leurs fêtes, et je ne peux m'empêcher de songer à la précarité de l'équilibre que chaque famille tente de maintenir. Je ne peux m'empêcher de penser à toutes ces crises cachées sous des apparences de paix et de bonheur, crises dont mes patients viennent déverser le trop plein en consultation. J'ai perdu cette insouciance et cette irresponsabilité de ceux qui pensent que ces façades heureuses sont la vraie vie. Le contact journalier avec la souffrance physique et mentale m'a rendue plus consciente de la nature humaine, et plus patiente avec la vie. Le poids des responsabilités, parfois au-dessus de mes compétences ou de mes forces, m'a fait prendre conscience de mes limites, et m'a poussé à donner le meilleur de moi-même. Et malgré ce " désenchantement " (qui est en fait un autre enchantement face aux ressources de l'être humain ! ), je suis pleine d'admiration pour ces personnes décidées à donner et partager le plaisir de la fête. La contagion me gagne et je voudrais pour quelques jours retrouver mes yeux d'enfants. Sera-t-il possible de déconnecter dans ma tête le film de toutes ces vies et ces douleurs ? " Le bonheur est-il soluble dans la médecine ? Bien sûr, et nombre de médecins heureux en témoigneront. Mais qui de nous ne se retrouve dans ces lignes décrivant avec légèreté l'imperceptible modification du regard qui se produit le jour où le premier patient nous confie son récit et sa santé ?

[1] Dr Chantal Renoy, texte écrit en décembre 1999

À chaque instant, c'est la fin du monde pour quelqu'un. Le médecin côtoie l'extraordinaire dans la vie de chacun de ses patients, naissance, deuil, souffrance ou inquiétude extrêmes, et en fait son quotidien. La banalité de son activité routinière est tissée d'événements exceptionnels pour l'individu qu'il soigne : couples qui se séparent, perte d'un enfant, confrontation à une affection potentiellement sévère, immobilisation contrainte, interruption d'une activité professionnelle.Me revient parfois après tant d'années de pratique médicale le souvenir de ces veilles de fête où dans une totale insouciance je pouvais goûter à l'instantanéité du bonheur d'escapades dans la ville illuminée, libre de toute attache horaire et de toute responsabilité. Légèreté essentielle que le côtoiement quotidien des patients et des décisions à prendre a fait se dissoudre pour laisser la place à une sérénité teintée de gravité. La légèreté n'est pas le contraire de la lourdeur, mais de la profondeur : on sourit encore, mais pas comme avant.Pendant que je structurais mes réflexions pour ce billet, le hasard m'a fait retrouver un superbe texte court adressé par une jeune assistante en médecine générale[1] prestant une garde la veille de Noël, texte dont la connivence avec ce que je vis m'émeut: " Quelque chose a changé dans ma vie, me modifiant fondamentalement, imperceptiblement et irréversiblement. Je regarde ces familles occupées à préparer leurs fêtes, et je ne peux m'empêcher de songer à la précarité de l'équilibre que chaque famille tente de maintenir. Je ne peux m'empêcher de penser à toutes ces crises cachées sous des apparences de paix et de bonheur, crises dont mes patients viennent déverser le trop plein en consultation. J'ai perdu cette insouciance et cette irresponsabilité de ceux qui pensent que ces façades heureuses sont la vraie vie. Le contact journalier avec la souffrance physique et mentale m'a rendue plus consciente de la nature humaine, et plus patiente avec la vie. Le poids des responsabilités, parfois au-dessus de mes compétences ou de mes forces, m'a fait prendre conscience de mes limites, et m'a poussé à donner le meilleur de moi-même. Et malgré ce " désenchantement " (qui est en fait un autre enchantement face aux ressources de l'être humain ! ), je suis pleine d'admiration pour ces personnes décidées à donner et partager le plaisir de la fête. La contagion me gagne et je voudrais pour quelques jours retrouver mes yeux d'enfants. Sera-t-il possible de déconnecter dans ma tête le film de toutes ces vies et ces douleurs ? " Le bonheur est-il soluble dans la médecine ? Bien sûr, et nombre de médecins heureux en témoigneront. Mais qui de nous ne se retrouve dans ces lignes décrivant avec légèreté l'imperceptible modification du regard qui se produit le jour où le premier patient nous confie son récit et sa santé ?