Le Baromètre " confiance & bien-être " de l'Institut Solidaris pour l'année 2024 est sorti il y a quelques jours. Cette vaste enquête (plus de 200 questions posées à 1.229 personnes), réalisée chaque année côté francophone depuis 2015, permet d'analyser la perception, au sein de la population, de notre système de soins de santé, et d'en mesurer le niveau d'accessibilité via le renoncement aux soins pour raisons financières. Un " pouls " de notre société dont Le journal du Médecin a pu prendre connaissance en primeur.
En 2024, 41 % des Belges francophones disent avoir renoncé à au moins un soin pour une question de budget. Un taux de renoncement en légère baisse (-3 % par rapport à 2023), proche de celui de 2022 (40 %) et inférieur aux pires années telles que 2019 (48 %). On reste toutefois loin des chiffres d'il y a presque dix ans (autour des 30 %), quand l'Institut Solidaris a débuté son enquête "Renoncement aux soins pour raisons financières".
Autre fait remarquable, les six types de soins étudiés ont été moins reportés que l'an dernier, " les diminutions le plus marquées concernent les soins chez le médecin spécialiste, l'achat des médicaments prescrits et le recours au généraliste", analyse Nathan Martin, chargé d'études à l'Institut Solidaris. Ces bonnes nouvelles cachent néanmoins d'énormes disparités, des inégalités sociales qui, sans surprise, frappent toujours plus les individus déjà vulnérables comme les personnes sans emploi (58% de renoncement), les solos (avec ou sans enfants), les femmes (48%) et les familles monoparentales (majoritairement emmenées par... des femmes) et, fait particulièrement cinglant en 2024, les seniors (quatre sur dix ont dû renoncer). Comble du cynisme, bien que leur taux de report de soins baisse de 16 % cette année, les malades (personnes en incapacité) demeurent les plus nombreux à devoir... renoncer à se soigner !
Le généraliste, pilier et modèle de l'accessibilité aux soins
Le Baromètre 2024 de l'Institut Solidaris, et son corollaire qui se penche plus particulièrement sur le renoncement aux soins pour raisons financières, tombent évidemment à point nommé alors que le budget Inami pour 2025, toujours dans les limbes, suscite moult débats depuis plusieurs semaines. La perception du système de soins de santé par la population francophone se dégrade, montre le dernier Baromètre Solidaris, de même que l'accessibilité perçue aux soins. Au-delà des chiffres purs , quelle méta-analyse peut-on en tirer et quelles priorités pour éviter que le système ne s'effondre dans les prochaines années ? La question est criante à l'heure d'arriver à boucler un nouveau budget...
La stabilité des soins chez le médecin généraliste (9 % de renoncement, soit le taux le plus bas) est remarquable. Pilier fondamental de notre politique de santé publique, le généraliste est au coeur du système. L'accessibilité exemplaire au niveau de la première ligne pourrait inspirer d'autres secteurs, notamment la seconde ligne (18 % de renoncement chez le spécialiste), mais aussi les soins dentaires qui demeurent ceux auxquels on renonce le plus (quasi un quart de la population).
" La médecine générale reste la discipline la plus accessible grâce aux 98 % de taux de conventionnement et à des mécanismes qui permettent réellement à une population plus précarisée d'y avoir accès ", analyse Brieuc Wathelet, coordinateur du plaidoyer politique sur les enjeux fédéraux au Service études de Solidaris. La généralisation du tiers payant pour les personnes sous statut BIM chez le généraliste est l'une des mesures qui explique la diminution du renoncement en 2024. " Elle a un impact direct, elle accroît l'accessibilité à partir du moment où le patient sait qu'il ne doit plus avancer d'argent. On pourrait l'étendre à tous les prestataires. "
Parmi les autres mesures prises sous la dernière législature à l'origine du meilleur accès aux soins constaté en 2024, la diminution du plafond pour le Maximum à facturer (250 euros au lieu de 400 auparavant) et l'octroi automatique du statut BIM pour certaines catégories. La future interdiction des suppléments d'honoraires pour les BIM, prévue au 1er janvier prochain, devrait également soulager le report de soins... à condition qu'elle ne soit pas remise en question par l'Arizona si elle advient.
Une hausse inquiétante chez les 60+ ans
Si l'on jette un oeil sur l'évolution au cours des dernières années, le profil des seniors s'avère des plus critiques : ils sont désormais 40 % à déclarer renoncer à certains soins, contre 15 % en 2015 (soit moitié moins, alors, que la moyenne générale qui était de 31 %).
Le renoncement des aînés explose, et dans tous les types de soins, contrairement aux plus jeunes qu'ils dépassent désormais - c'est une première. Les soins qu'ils sacrifient davantage sont l'ophtalmologie (21% des sondés), les achats de médicaments pourtant prescrits (15 %) et même la visite chez le médecin traitant (plus d'un senior sur dix !).
Réformer le conventionnement
Généraliser le tiers payant n'a cependant aucun sens si des suppléments d'honoraires continuent d'être appliqués... Pourquoi le patient irait-il davantage chez le médecin s'il ne doit plus payer de ticket modérateur... mais quand même des suppléments ?
La politique en matière d'accessibilité des soins de santé doit être globale et transversale, en agissant à la fois sur les mécanismes de protection des plus vulnérables et un conventionnement plus solide. Une réforme du conventionnement améliorerait l'accès pour toute la population, même pour les mieux nantis (= un quart de la population) qui sont quand même 24 % à renoncer, eux aussi, à certains soins. " Travailler sur le conventionnement n'est pas une mesure spécifiquement pour les plus pauvres ", souligne Brieuc Wathelet. " Les mécanismes de protection ne sont réellement effectifs et performants qu'à partir du moment où l'on dispose de prestataires conventionnés. " Or, on assiste à une forte diminution des taux de conventionnement parmi les dentistes, les kinés, les logopèdes... Au point, pour rappel, que le ministre sortant a dû abaisser en urgence le seuil (de 60 % à 55 %) d'adhésion à la convention pour les dentistes.
" Le conventionnement est la clef de voûte du système d'accessibilité, le cheval de bataille de Solidaris ", rappelle notre interlocuteur. Et d'aller plus loin, par exemple en matière de soins dentaires : " Il faut que l'État puisse mettre en place un 'bouclier tarifaire', c'est-à-dire une interdiction de suppléments d'honoraires là où il y a pénurie de dentistes conventionnés et des reports de soins catastrophiques, comme à Anvers. N'oublions pas que le secteur de la dentisterie a été largement revalorisé dernièrement... "
Les chiffres clés
-Taux global de renoncement : en 2024, 41% des Belges francophones ont renoncé à au moins un soin pour des raisons financières. Bien que ce taux soit en baisse par rapport à 2023 (44%), il reste supérieur aux niveaux pré-pandémiques.
-Nombre moyen de soins renoncés : 1 pour la population générale et 2,46 parmi les "reportants" - c'est le plus bas niveau enregistré depuis 2016.
-Les soins dentaires restent les plus fréquemment reportés, avec 23% des personnes ayant renoncé à ces soins en 2024 (en légère diminution quand même).
-Inégalités de genre : les femmes renoncent davantage aux soins que les hommes. En 2024, 48% des femmes ont renoncé à au moins un soin, contre 33% des hommes (respectivement 50% et et 38% en 2023).
-Gradient social : les personnes des groupes socio-économiques les plus précaires (GS7-8) renoncent davantage aux soins. En 2024, 62% des personnes de ces groupes ont renoncé à au moins un soin.
-Situation professionnelle : les personnes en incapacité de travail et les chômeurs sont les plus touchés, avec des taux de renoncement de 63% et 58% respectivement en 2024 (contre 79% pour les personnes en incapacité en 2023).
-Situation familiale : les familles monoparentales et les personnes isolées renoncent davantage aux soins. En 2024, 60% des familles monoparentales ont renoncé à au moins un soin.
-Santé mentale : les soins de santé mentale enregistrent la plus forte évolution de renoncement depuis 2015, avec une augmentation de 6 points. La réforme des soins psychologiques du ministre Vandenbroucke est pourtant un grand succès (400.000 personnes), mais "l'implémentation du dispositif de remboursement et sa compréhension par la population mettent du temps, on le voit auprès de nos affiliés", décrypte Brieuc Wathelet. "Par ailleurs, il y a une augmentation du nombre de cas de dépression, de burn out... Les troubles psychiques sont désormais la première cause de maladie de longue durée, devant les troubles musculo-squelettiques. Or la santé mentale, contrairement aux troubles musculo-squelettiques, est invisible, moins reconnue, toujours plus taboue." Et Nathan Martin de confimer:"Le sociologue Erving Goffman l'explique par la théorie du masque social, cette double honte perçue, au-delà de l'aspect financier, qui rend difficile d'assumer et intervient dans les arbitrages économiques à faire au sein du foyer: quand on doit choisir entre son logement, son alimentation et un soin de santé mentale, on va plus naturellement se diriger vers le report du soin."
Soutenir la norme de croissance, le nerf de la guerre
Parmi les recommandations formulées dans le sillage de l'étude " renoncement aux soins ", le relèvement des indemnités à 10 % au-dessus du seuil de pauvreté pour les personnes en incapacité qui, rappelons-le, constituent la plus grosse frange de la population à déclarer reporter des soins (63 %). En 2024, le seuil de pauvreté est établi à 1.450 euros, plus de deux millions de Belges (quasi une personne sur cinq) se situent sous ou à ce niveau de revenus. Or le vieillissement de la population, l'augmentation des maladies chroniques et la paupérisation de manière générale ne vont qu'accroître ce chiffre. Et l'Institut Solidaris de plaider, donc, pour une assurance maladie-invalidité " forte ", c'est-à-dire " correctement financée ".
" Prenons l'exemple des lunettes, indispensables, mais prestation encore mal remboursée ", illustre le coordinateur du plaidoyer politique de Solidaris (un francophone sur cinq a renoncé aux soins optiques en 2024, NdlR). " Il faut à la fois étendre la couverture de remboursement - élargir les seuils de dioptries, par exemple à -5 - et augmenter le remboursement des seuils déjà remboursés. Le Bureau fédéral du plan estime que les dépenses nécessitent une norme de croissance à 3,3 %, nous étions à 2,5 % en moyenne sur la dernière législature. Si l'on va vers 2 % de norme dans les années à venir, on aura deux milliards de manque à gagner, de tels nouveaux investissements dans la couverture assurance maladie seront donc impossibles, et nous assisterons à davantage, encore, de report de soins pour des populations déjà fragilisées, voire à des restrictions de remboursements ou des augmentations de ticket modérateur... "
La réaction de Jean-Pascal Labille, secrétaire général de Solidaris
" Depuis le pic de 2019, l'évolution du renoncement aux soins pour raisons financières est encourageante. Les mesures prises durant la dernière législature pour améliorer leur accessibilité financière ne sont probablement pas étrangères à cette évolution. Pensons à l'instauration d'un nouveau plafond de tickets modérateurs réduit à 250 euros pour bénéficier du maximum à facturer pour les ménages à faibles revenus, à la généralisation du tiers payant sur base volontaire, à l'élargissement de l'octroi automatique du statut BIM pour les personnes en incapacité de travail, ainsi que pour celles bénéficiant d'allocations de chômage pendant au moins trois mois. Pour autant, les taux de renoncement demeurent nettement plus élevés que ceux relevés lors de nos premiers baromètres. Ce qui doit nous alerter et nous conforter dans la défense et le juste financement d'un modèle que certains veulent affaiblir. "