"... une vérité qui permet la sublimation, la résilience et le rétablissement et non la vérité qui parfois ne produit rien d'autre que l'assignation à résidence douloureuse " (C. Fleury)

La pandémie du coronavirus crée une situation jugée jusque-là inimaginable dans nos pays. Nous découvrons ou redécouvrons brutalement des notions telles que " distanciation sociale ", " insécurité ", " ignorance " et " manque de moyens ", appliquées à des aspects de notre vie commune où souvent nous ne les attendions pas (enseignement, commerce, voyage, sports, loisirs, culture, justice...). Le choc est particulièrement ressenti dans le domaine des soins de santé ; il éveille des sentiments douloureux, expose à d'insolubles dilemmes moraux.

D'un côté, sur le terrain, la situation d'urgence (et peut-être d'impréparation), l'ampleur sanitaire de la crise et la nécessité de protéger des soignants eux-mêmes menacés, ont amené une réorganisation brutale et massive de la médecine : reconversion des consultations en contacts téléphoniques, annulation de l'activité " élective ", limitation des contacts-patients au strict minimum urgent, standardisation extrême des procédures et cantonnement de la relation patient-soignant dans un monde compartimenté par des frontières aseptisées où le plus vulnérable peut devenir une menace pour le mieux intentionné, dans un monde silencieux où les personnes risquent d'être réduites tantôt à l'état d'objets, tantôt à celui d'instruments du soin. Ces mesures s'imposent avec la force d'une violence nécessaire aux patients et à tous les protagonistes de la relation de soin. Pour les soignants, elles contreviennent souvent avec une partie de ce qui leur a été enseigné, des gestes et postures qu'ils avaient appris et répétés jusque-là, et peut-être avec ce qu'ils conçoivent comme des aspects essentiels de leur travail. Derrière ce constat se profile la crainte que l'inimaginable de la situation devienne le lieu d'un impensable du soin.

De la difficulté d'objectiver la crise

Et d'un autre côté, mais simultanément, le discours public sur la crise se focalise sur les aspects statistiques, épidémiologiques, logistiques. Dans un effort soutenu de communication autour des enjeux de santé publique, les autorités sanitaires mobilisent avec pragmatisme des concepts tels que " isolement ", " responsabilité ", " bienveillance ", " précaution ", qu'elles considèrent dans leurs acceptions les plus objectivantes. Ce type de discours, bien que nécessaire, convient mal à la narration d'histoires singulières et les mots ainsi utilisés risquent de perdre une part de leur signification habituelle. Pourtant, ces histoires sont indispensables ; une fois partagées, elles constituent un discours collectif sur la réalité souvent traumatisante des soins, telle qu'elle a été vécue par chacun, professionnels, patients, proches et familles des uns et des autres.

Il y a ici, dans cette situation et dès maintenant, quelque chose à faire pour la philosophie : contribuer à dégager des espaces de pensée qui seraient, en quelque sorte, au chevet des situations de soins.

Un petit groupe interdisciplinaire s'est donné un nom qui exprime son programme de travail : " Paroles de soin, paroles de sens " ; il est constitué de professionnels des divers métiers de la santé et de praticiens de la philosophie. Son objectif est d'identifier quelques " surprises " marquantes, quelques défis de sens révélés par la crise sanitaire et d'ouvrir des pistes pour y répondre sans attendre. C'est ainsi qu'à ce moment de la pandémie, nous sommes interpellés par ces interrogations des soignants dont nous voudrions élucider les significations profondes et auxquelles nous devrons apporter quelques éléments de réponse, au-delà des simples faits matériels :

Comment intégrer dans ma pratique l'urgence, l'inconnu et l'incertitude qui caractérisent cette nouvelle maladie, l'insuffisance des ressources (compétences humaines, équipements et médicaments) et la limitation des contacts avec mes patients et leurs familles sans dévaluer ma conception des soins ?

Pourquoi et comment assurer un minimum de dignité et de compassion malgré les contraintes du confinement ?

Pourquoi et comment renoncer à une hospitalisation ou à un traitement dont le bénéfice ne serait pas nul ?

Comment apprivoiser la peur en contexte de soins, notamment celle de transmettre la maladie à mes proches, mes enfants, mon conjoint, mes parents ?

Comment interpréter l'attitude ambivalente du public envers les soignants : applaudissements et intimidations ?

Pourquoi et comment poursuivre ma mission de soignant malgré tant d'échecs thérapeutiques en si peu de temps et tant de décès (y compris parmi les collègues)?

Comment supporter la dissonance émotionnelle induite par cette situation ?

Enseignements à tirer

Dès à présent, il nous faut développer des initiatives susceptibles de répondre à tous ces défis. Ils sont énormes et l'horloge tourne vite. On voit des patients, des voisins, des proches s'éteindre dans une crise qu'on n'avait pas imaginée. Celle-ci place les soignants devant des questions de sens et d'interprétation qui interrogent des aspects fondamentaux de leur pratique professionnelle. Peut-être laisserons-nous un peu de notre insouciance passée ; assurément nous avons des enseignements à tirer. Pour que l'expérience collective soit apprenante, elle a besoin d'une activité réflexive qui transforme en mots le vécu et l'éprouvé, puis en pratiques organisationnelles dans lesquelles chacun, d'où il se trouve, a son mot à dire. La mise en place d'espaces réflexifs rassemblant des soignants et des philosophes se présente comme un moyen de reconstruction collective du sens des situations rencontrées. Notre volonté de soigner porte, au plus profond d'elle-même, la préoccupation de soigner aussi le sens du soin.

Ce manifeste est un appel à initiatives pour l'ouverture d'un tel espace réflexif.

Adresse de contact : parolesdesoin@gmail.com

Signataires

Frédéric Boemer, médecin interniste, licencié en philosophie

Cécile Bolly, médecin, diplômée en éthique de la santé, enseignante à l'université et en haute école

Fabrice Caroulle, infirmier, directeur de soins (Luxembourg)

Isabelle Dagneaux, médecin, docteure en philosophie

Thierry Derème, médecin nucléariste, doctorant en philosophie

Olivier Descamps, médecin interniste, président de comité d'éthique

Michel Dupuis, philosophe, professeur à l'université

Jacques Machiels, médecin interniste

Bénédicte Minguet, docteur en psychologie, attachée de direction

Jean-Philippe Pierron, philosophe, professeur à l'université (France)

Laurent Ravez, philosophe, professeur à l'université

Agata Zielinski, philosophe, professeur à l'université (France)

"... une vérité qui permet la sublimation, la résilience et le rétablissement et non la vérité qui parfois ne produit rien d'autre que l'assignation à résidence douloureuse " (C. Fleury)La pandémie du coronavirus crée une situation jugée jusque-là inimaginable dans nos pays. Nous découvrons ou redécouvrons brutalement des notions telles que " distanciation sociale ", " insécurité ", " ignorance " et " manque de moyens ", appliquées à des aspects de notre vie commune où souvent nous ne les attendions pas (enseignement, commerce, voyage, sports, loisirs, culture, justice...). Le choc est particulièrement ressenti dans le domaine des soins de santé ; il éveille des sentiments douloureux, expose à d'insolubles dilemmes moraux. D'un côté, sur le terrain, la situation d'urgence (et peut-être d'impréparation), l'ampleur sanitaire de la crise et la nécessité de protéger des soignants eux-mêmes menacés, ont amené une réorganisation brutale et massive de la médecine : reconversion des consultations en contacts téléphoniques, annulation de l'activité " élective ", limitation des contacts-patients au strict minimum urgent, standardisation extrême des procédures et cantonnement de la relation patient-soignant dans un monde compartimenté par des frontières aseptisées où le plus vulnérable peut devenir une menace pour le mieux intentionné, dans un monde silencieux où les personnes risquent d'être réduites tantôt à l'état d'objets, tantôt à celui d'instruments du soin. Ces mesures s'imposent avec la force d'une violence nécessaire aux patients et à tous les protagonistes de la relation de soin. Pour les soignants, elles contreviennent souvent avec une partie de ce qui leur a été enseigné, des gestes et postures qu'ils avaient appris et répétés jusque-là, et peut-être avec ce qu'ils conçoivent comme des aspects essentiels de leur travail. Derrière ce constat se profile la crainte que l'inimaginable de la situation devienne le lieu d'un impensable du soin.Et d'un autre côté, mais simultanément, le discours public sur la crise se focalise sur les aspects statistiques, épidémiologiques, logistiques. Dans un effort soutenu de communication autour des enjeux de santé publique, les autorités sanitaires mobilisent avec pragmatisme des concepts tels que " isolement ", " responsabilité ", " bienveillance ", " précaution ", qu'elles considèrent dans leurs acceptions les plus objectivantes. Ce type de discours, bien que nécessaire, convient mal à la narration d'histoires singulières et les mots ainsi utilisés risquent de perdre une part de leur signification habituelle. Pourtant, ces histoires sont indispensables ; une fois partagées, elles constituent un discours collectif sur la réalité souvent traumatisante des soins, telle qu'elle a été vécue par chacun, professionnels, patients, proches et familles des uns et des autres. Il y a ici, dans cette situation et dès maintenant, quelque chose à faire pour la philosophie : contribuer à dégager des espaces de pensée qui seraient, en quelque sorte, au chevet des situations de soins.Un petit groupe interdisciplinaire s'est donné un nom qui exprime son programme de travail : " Paroles de soin, paroles de sens " ; il est constitué de professionnels des divers métiers de la santé et de praticiens de la philosophie. Son objectif est d'identifier quelques " surprises " marquantes, quelques défis de sens révélés par la crise sanitaire et d'ouvrir des pistes pour y répondre sans attendre. C'est ainsi qu'à ce moment de la pandémie, nous sommes interpellés par ces interrogations des soignants dont nous voudrions élucider les significations profondes et auxquelles nous devrons apporter quelques éléments de réponse, au-delà des simples faits matériels :Comment intégrer dans ma pratique l'urgence, l'inconnu et l'incertitude qui caractérisent cette nouvelle maladie, l'insuffisance des ressources (compétences humaines, équipements et médicaments) et la limitation des contacts avec mes patients et leurs familles sans dévaluer ma conception des soins ?Pourquoi et comment assurer un minimum de dignité et de compassion malgré les contraintes du confinement ? Pourquoi et comment renoncer à une hospitalisation ou à un traitement dont le bénéfice ne serait pas nul ?Comment apprivoiser la peur en contexte de soins, notamment celle de transmettre la maladie à mes proches, mes enfants, mon conjoint, mes parents ?Comment interpréter l'attitude ambivalente du public envers les soignants : applaudissements et intimidations ?Pourquoi et comment poursuivre ma mission de soignant malgré tant d'échecs thérapeutiques en si peu de temps et tant de décès (y compris parmi les collègues)?Comment supporter la dissonance émotionnelle induite par cette situation ?Dès à présent, il nous faut développer des initiatives susceptibles de répondre à tous ces défis. Ils sont énormes et l'horloge tourne vite. On voit des patients, des voisins, des proches s'éteindre dans une crise qu'on n'avait pas imaginée. Celle-ci place les soignants devant des questions de sens et d'interprétation qui interrogent des aspects fondamentaux de leur pratique professionnelle. Peut-être laisserons-nous un peu de notre insouciance passée ; assurément nous avons des enseignements à tirer. Pour que l'expérience collective soit apprenante, elle a besoin d'une activité réflexive qui transforme en mots le vécu et l'éprouvé, puis en pratiques organisationnelles dans lesquelles chacun, d'où il se trouve, a son mot à dire. La mise en place d'espaces réflexifs rassemblant des soignants et des philosophes se présente comme un moyen de reconstruction collective du sens des situations rencontrées. Notre volonté de soigner porte, au plus profond d'elle-même, la préoccupation de soigner aussi le sens du soin.Ce manifeste est un appel à initiatives pour l'ouverture d'un tel espace réflexif. Adresse de contact : parolesdesoin@gmail.com SignatairesFrédéric Boemer, médecin interniste, licencié en philosophieCécile Bolly, médecin, diplômée en éthique de la santé, enseignante à l'université et en haute écoleFabrice Caroulle, infirmier, directeur de soins (Luxembourg)Isabelle Dagneaux, médecin, docteure en philosophieThierry Derème, médecin nucléariste, doctorant en philosophieOlivier Descamps, médecin interniste, président de comité d'éthique Michel Dupuis, philosophe, professeur à l'universitéJacques Machiels, médecin internisteBénédicte Minguet, docteur en psychologie, attachée de directionJean-Philippe Pierron, philosophe, professeur à l'université (France)Laurent Ravez, philosophe, professeur à l'universitéAgata Zielinski, philosophe, professeur à l'université (France)