Apprend-on jamais à vivre l'échec en médecine? Notre apprentissage théorique est fondé sur la solution des problèmes, et le regard posé par la société sur notre fonction y contribue: les progrès de la médecine constituent une des dernières frontières du rêve humain, et le médecin s'en voit investi dès l'aube de sa profession. Trahir ce rêve sera vécu au mieux comme une disgrâce, au pire comme une faute, même si l'échec était totalement imprévisible, liée à des hasards funestes ou à des erreurs de jugement liées au stress et au surmenage. La négligence caractérisée ou la surestimation de ses compétences ne constituent qu'une infime partie des échecs médicaux et n'entrent guère dans cette réflexion-ci.

Erreur médicale

L'exemple emblématique de cette urgentiste ayant administré erronément à une enfant une ampoule de potassium, de même couleur et de même taille que l'adrénaline nécessaire, ampoule dont l'emplacement avait été inversé la veille, a fait les tribunes de la presse juridique et vu condamner ce médecin pourtant si peu coupable. Elle terminait une garde difficile, son équipe était épuisée et les circonstances de leur dernière intervention s'avérèrent particulièrement délicates. On entendit dans les attendus du jugement "que la fatigue n'expliquait pas l'erreur" et comme d'autres j'en conçus une frayeur rétrospective au souvenir de toutes ces fins de garde difficiles, aux décisions et aux gestes alanguis par le manque de sommeil. La crainte de la double peine, celle infligée par la société s'ajoutant au sentiment de culpabilité ressenti par le praticien, peuple nos pires cauchemars durant toute notre pratique médicale. Certains y échapperont sans doute, optant pour une spécialité où le risque vital est minimisé, mais n'éviteront pas pour autant l'échec d'un diagnostic mal posé ou d'un traitement inadéquat.

Côtoyer la maladie équivaut à tutoyer l'échec. On examine et on rassure à la Toussaint un patient aux plaintes incertaines, qui sera emporté à Noël par un cancer foudroyant. Un bilan de santé cardiovasculaire annoncé comme optimal débouche sur une mort subite quelques jours plus tard. Une virose d'apparence banale est emmenée inconsciente aux urgences le lendemain matin. Le diagnostic correct est souvent rétrospectif et assumer le risque de se tromper appartient au quotidien du médecin. Par ailleurs, d'effroyables échecs côtoient parfois les plus belles réussites, et laissent désemparé le praticien qui crut en toute bonne foi améliorer le sort de patients incurables, tel que le décrit avec talent le Dr Oliver Sacks dans l'Eveil. Je garde le souvenir d'une patiente âgée sauvée en décembre d'un oedème pulmonaire aigu à qui je dus annoncer un an plus tard qu'il fallait l'amputer pour une gangrène artéritique. Elle décéda des suites opératoires dans les jours qui suivent et j'eus tout à loisir de méditer sur ma réanimation miraculeuse.

Poids de la solitude

Le propre de l'échec médical est l'assourdissant silence et la solitude qui lui font suite. Le médecin tente de l'oublier, ou de le justifier alors que paradoxalement cela ne lui est pas toujours demandé. Il est fait appel aux analyses statistiques, à la décision collégiale, aux décisions venues d'en haut, à une lourdeur administrative, au grand âge du malade, à la malchance, au fatum. On évoque qu' "on aurait fait de même avec sa propre mère", ou que "survivant le patient aurait fini comme un légume". La faiblesse même de ces arguments démontre que l'échec médical n'est toujours pas pris pour ce qu'il est : une éventualité inévitable dont il convient de tirer parti pour le limiter, traquer ses causes, l'évoquer avec la même conviction que celle des tableaux de chasse de nos auditoires et congrès. Quand instituera-t-on une pédagogie de l'échec cultivant l'objectivité du récit, la modestie face aux résultats, l'absence totale de culpabilisation, l'obligation des moyens faute de celle du résultat? La transparence y gagnera, englobant ces études jusqu'ici dissimulées car produisant des résultats inattendus au regard des hypothèses de départ.

Edison s'enorgueillissait du nombre d'expériences ratées ayant précédé son invention de l'ampoule électrique. On rêve d'un Edison médecin redevenu passeur de sens face au patient désemparé, recadrant l'échec dans la perspective de toute une existence, philosophe devant sa propre absence de réussite, sans justification ni culpabilisation personnelles. Afin que la fille inconnue ne soit pas morte pour rien.

Références.

Jean-Pierre Dardenne et Luc Dardenne. La Fille inconnue. 2016.

Oliver SACKS. L'Éveil. Cinquante ans de sommeil. Trad. Seuil. 2015. 409 pages. Rapporte une expérience de prise en charge de l'encéphalite épidémique par le L-Dopa, miraculeuse en première intention, désastreuse ensuite.

Apprend-on jamais à vivre l'échec en médecine? Notre apprentissage théorique est fondé sur la solution des problèmes, et le regard posé par la société sur notre fonction y contribue: les progrès de la médecine constituent une des dernières frontières du rêve humain, et le médecin s'en voit investi dès l'aube de sa profession. Trahir ce rêve sera vécu au mieux comme une disgrâce, au pire comme une faute, même si l'échec était totalement imprévisible, liée à des hasards funestes ou à des erreurs de jugement liées au stress et au surmenage. La négligence caractérisée ou la surestimation de ses compétences ne constituent qu'une infime partie des échecs médicaux et n'entrent guère dans cette réflexion-ci.L'exemple emblématique de cette urgentiste ayant administré erronément à une enfant une ampoule de potassium, de même couleur et de même taille que l'adrénaline nécessaire, ampoule dont l'emplacement avait été inversé la veille, a fait les tribunes de la presse juridique et vu condamner ce médecin pourtant si peu coupable. Elle terminait une garde difficile, son équipe était épuisée et les circonstances de leur dernière intervention s'avérèrent particulièrement délicates. On entendit dans les attendus du jugement "que la fatigue n'expliquait pas l'erreur" et comme d'autres j'en conçus une frayeur rétrospective au souvenir de toutes ces fins de garde difficiles, aux décisions et aux gestes alanguis par le manque de sommeil. La crainte de la double peine, celle infligée par la société s'ajoutant au sentiment de culpabilité ressenti par le praticien, peuple nos pires cauchemars durant toute notre pratique médicale. Certains y échapperont sans doute, optant pour une spécialité où le risque vital est minimisé, mais n'éviteront pas pour autant l'échec d'un diagnostic mal posé ou d'un traitement inadéquat. Côtoyer la maladie équivaut à tutoyer l'échec. On examine et on rassure à la Toussaint un patient aux plaintes incertaines, qui sera emporté à Noël par un cancer foudroyant. Un bilan de santé cardiovasculaire annoncé comme optimal débouche sur une mort subite quelques jours plus tard. Une virose d'apparence banale est emmenée inconsciente aux urgences le lendemain matin. Le diagnostic correct est souvent rétrospectif et assumer le risque de se tromper appartient au quotidien du médecin. Par ailleurs, d'effroyables échecs côtoient parfois les plus belles réussites, et laissent désemparé le praticien qui crut en toute bonne foi améliorer le sort de patients incurables, tel que le décrit avec talent le Dr Oliver Sacks dans l'Eveil. Je garde le souvenir d'une patiente âgée sauvée en décembre d'un oedème pulmonaire aigu à qui je dus annoncer un an plus tard qu'il fallait l'amputer pour une gangrène artéritique. Elle décéda des suites opératoires dans les jours qui suivent et j'eus tout à loisir de méditer sur ma réanimation miraculeuse.Le propre de l'échec médical est l'assourdissant silence et la solitude qui lui font suite. Le médecin tente de l'oublier, ou de le justifier alors que paradoxalement cela ne lui est pas toujours demandé. Il est fait appel aux analyses statistiques, à la décision collégiale, aux décisions venues d'en haut, à une lourdeur administrative, au grand âge du malade, à la malchance, au fatum. On évoque qu' "on aurait fait de même avec sa propre mère", ou que "survivant le patient aurait fini comme un légume". La faiblesse même de ces arguments démontre que l'échec médical n'est toujours pas pris pour ce qu'il est : une éventualité inévitable dont il convient de tirer parti pour le limiter, traquer ses causes, l'évoquer avec la même conviction que celle des tableaux de chasse de nos auditoires et congrès. Quand instituera-t-on une pédagogie de l'échec cultivant l'objectivité du récit, la modestie face aux résultats, l'absence totale de culpabilisation, l'obligation des moyens faute de celle du résultat? La transparence y gagnera, englobant ces études jusqu'ici dissimulées car produisant des résultats inattendus au regard des hypothèses de départ. Edison s'enorgueillissait du nombre d'expériences ratées ayant précédé son invention de l'ampoule électrique. On rêve d'un Edison médecin redevenu passeur de sens face au patient désemparé, recadrant l'échec dans la perspective de toute une existence, philosophe devant sa propre absence de réussite, sans justification ni culpabilisation personnelles. Afin que la fille inconnue ne soit pas morte pour rien. Références.Jean-Pierre Dardenne et Luc Dardenne. La Fille inconnue. 2016.Oliver SACKS. L'Éveil. Cinquante ans de sommeil. Trad. Seuil. 2015. 409 pages. Rapporte une expérience de prise en charge de l'encéphalite épidémique par le L-Dopa, miraculeuse en première intention, désastreuse ensuite.