En 2021, 371 femmes hors délai légal (12 semaines) pour pouvoir avoir recours à une IVG chez nous ont dû se rendre aux Pays-Bas (jusqu'à 22 semaines d'aménorrhée) ou au Royaume-Uni (24 semaines). Soit plus d'une Belge chaque jour. Et elles sont sans doute davantage encore...
"Ce sont les chiffres officiels de la Commission nationale d'évaluation de la loi relative à l'IVG, qui publie son rapport tous les deux ans sur base des statistiques des différents centres et donc des acteurs de terrain qui renvoient ces femmes vers les centres dans les pays voisins", note Jihan Seniora, coordinatrice de Sofélia, la Fédé militante des centres de planning familial solidaires. "Nos centres ont des contacts privilégiés à l'étranger et peuvent prendre rendez-vous au nom des bénéficiaires, mais un certain nombre de femmes ne passent sans doute pas par nos plannings, se rendent aux Pays-Bas de leur propre initiative et passent donc sous le radar."
Au moins un demi-millier de femmes belges concernées par une extension du délai à 18 semaines
Un chiffre plutôt stable ces dernières années, mais qui était quasi deux fois plus élevé il y a une dizaine d'années (611 femmes en 2012). Comment expliquer cette diminution? "Nous constatons que les femmes qui viennent en planning sont au courant de plus en plus tôt de leur grossesse - vers la septième semaine, en moyenne -, donc elles viennent aussi plus tôt pour une IVG. Nous voulons croire qu'il y a une meilleure information et connaissance de la prise en charge, et un meilleur renvoi vers nos centres de planning ", analyse Mme Seniora.
Le chiffre réel des femmes qui ont dépassé le délai légal belge devrait plutôt avoisiner les 500-600 personnes. C'est pour elles tout particulièrement que les associations, soutenues par certains partis politiques, montent au créneau pour une extension (entre autres modifications de la loi) du délai belge à 18 semaines.
"Tout est à charge pour ces femmes qui doivent se rendre à l'étranger, puisqu'il n'y a pas de remboursement par la Sécurité sociale", poursuit Jihan Seniora. Il faut compter autour des 1.200 euros pour l'acte médical en soi, somme à laquelle il faut ajouter le coût du transport et une éventuelle nuit sur place (versus deux fois 2,20 euros de ticket modérateur + les frais de labo - gratuits pour les Omnio - chez nous). "Sans parler des contraintes, au-delà de l'aspect financier, comme l'organisation au travail et vis-à-vis de la famille, ou encore, à cause du Brexit, l'obtention d'un passeport (et d'un visa payant à partir de mars 2025, NdlR) pour aller en Grande-Bretagne... C'est cette injustice que nous épinglons, cette inégalité d'accès à l'IVG tardive à l'étranger: certaines femmes n'ont pas accès à la possibilité de mettre fin à une grossesse tardive non désirée en allant dans un autre pays. Des centres de planning ont déjà aidé financièrement des femmes, mais ce n'est pas faisable pour toutes. Or, toutes les femmes peuvent faire face à cette situation de se rendre compte tardivement d'une grossesse: déni, situation de violence, ...", rappelle la coordinatrice.
L'IVG, une "affaire d'ados" ?
L'IVG concerne toute la période de fertilité des femmes, de l'adolescence à la ménopause: " Il faut déconstruire cette idée reçue que la moyenne d'âge pour une IVG serait très basse : elle est de 29,22 ans en Belgique (2021), donc ce ne sont pas des 'petites jeunes'. On a vraiment tous les âges, des jeunes filles, des mères, des femmes célibataires... "
En 2021, 23% des 16.702 IVG pratiquées chez nous concernaient des patientes de 25-29 ans (il y a dix ans, un quart des IVG concernait des 20-24 ans).
Si les délais pour obtenir un rendez-vous chez nos voisins sont relativement courts, il peut parfois y avoir une liste d'attente: "Nous avons eu le cas il y a quelques jours, avec une bénéficiaire arrivée au bout du délai légal aux Pays-Bas car il était impossible d'obtenir un rendez-vous là-bas dans les temps... Le centre a dû s'organiser pour l'envoyer au Royaume-Uni ", explique Jihan Seniora.
En accord avec les recommandations scientifiques
Ce mardi, les débats sur la révision de la loi relative à l'IVG reprendront à la Chambre. "Nous avons eu une première réunion en Commission de la justice la semaine dernière, et nous avons décidé d'entamer les débats sur le fond ce mardi", explique Sofie Merckx, médecin généraliste et cheffe de groupe PTB au parlement fédéral, qui suit le dossier IVG depuis des années.
Pour rappel, le débat avait déjà eu cours en 2019 avec, sur la table, des propositions pas très éloignées de celles d'aujourd'hui, et l'obtention d'une majorité au parlement. Mais quatre renvois ont été faits au Conseil d'État par les partis opposés au projet, et le CD&V avait alors posé comme condition préalable à son entrée dans la Vivaldi de mettre le texte au frigo.
Entre-temps, en mars 2023 précisément, un rapport d'experts scientifiques des sept universités du Royaume est tombé, qui tous étaient unanimes (catholiques ou non) sur, notamment, la nécessité d'allonger le délai (de 12 à 18 semaines, donc) et de supprimer le délai de réflexion présent dans la version actuelle de la loi.
"Aujourd'hui, nous n'avons certes pas encore de gouvernement formé, mais quatre partis (PTB, PS, Ecolo-Groen et Open Vld, NdlR) ont déposé des textes de propositions de loi, et en juillet, nous nous étions accordés sur le traitement en urgence des propositions, ce qui signifie que les procédures parlementaires sont plus rapides... et les manoeuvres de retardement moins efficaces!", souligne Sofie Merckx. Les quatre propositions reprennent les recommandations du Comité scientifique, dont également la dépénalisation: "Aujourd'hui, une femme qui recourt à l'IVG en dehors des termes légaux s'exposent encore potentiellement à des sanctions pénales", rappelle la députée fédérale. "Les différentes propositions de loi veulent dépénaliser le sort des femmes, mais il y a encore discussion sur les sanctions pénales du côté des médecins: nous les supprimons au PTB, mais pas le PS par exemple. On parle aussi d'inscrire l'IVG dans la Loi sur les droits des patients."
"L'IVG est un soin de santé, défini comme tel par l'OMS, qui devrait donc être couvert par la Loi sur les droits des patients, qui couvre déjà les sanctions éventuelles contre le médecin qui ferait une mauvaise pratique", renchérit Jihan Seniora, "nous ne comprenons pas pourquoi on maintient des sanctions supplémentaires alors qu'il existe déjà des outils..."
Des structures spécialisées pour les IVG de second trimestre
La volonté commune de passer à 18 semaines (soit 20 semaines d'aménorrhée, ce qui nous rapprocherait de la législation hollandaise, NdlR) était déjà un compromis, en 2019 (à noter qu'à un moment, le CD&V avait accepté 14 semaines) : l'allongement permettrait, sur le terrain, de répondre à 80% des demandes hors délai.
Mais il faut tenir compte du fait que les techniques d'IVG diffèrent selon le terme de la grossesse: " Il faudra donc créer des structures spécialisées pour les IVG de second trimestre", expose Sofie Merckx. "Tout ça reste encore à organiser avec le terrain et l'Inami pour mettre des balises et offrir ces soins dans les meilleures conditions possibles, et de façon accessible à toutes. Plusieurs pistes sont sur la table, soit des plannings mieux équipés - un côté néerlandophone, un côté francophone ou trois, mais pas partout comme maintenant avec les plannings -, soit en structures hospitalières."
Et Jihan Seniora de corroborer: "La technique médicale est différente et plus invasive, il faudra une expertise, une formation. A l'heure actuelle, le personnel des plannings est formé pour des IVG jusqu'à 12 semaines, avec un certain type de matériel; nous prônons, pour répondre à la demande des femmes hors délai, un centre de référence extrahospitalier, par exemple, par province. Nous avons vraiment une plus-value dans l'accompagnement psychosocial et médical des bénéficiaires en plannings, dès qu'elles posent leur demande sur la table, pour l'acte médical puis encore la suite, c'est une réflexion très importante pour les acteurs de la première ligne et nous la continuerons pour ce type d'IVG tardive également."
Si le politique ne coince pas à nouveau...
La députée PTB a-t-elle bon espoir d'enfin pouvoir réviser la loi? " Oui, j'ai bon espoir de pouvoir voter deux fois en Commission. Il faudra voir, ensuite, la question des renvois au Conseil d'État, mais les recours ne sont pas inépuisables..."
Sofie Merckx: "C'est une revendication du terrain, de ceux qui y sont confrontés tous les jours, cela peut faire bouger les lignes."
"Ma plus grande crainte est que le CD&V en fasse de nouveau une condition préalable pour entrer au gouvernement. Le mieux est que ce débat reste l'affaire du parlement, comme ce fut le cas en 1990 dans l'accord de gouvernement - c'est toujours mieux quand il s'agit de dossiers éthiques. Car si nous bloquons à nouveau pour cinq ans, ce sera aussi un problème pour changer la Loi euthanasie, or il y a là aussi débat, sur le fait de pouvoir la demander en cas d'Alzheimer, il faut des balises légales pour ne pas la demander trop tôt, comme c'est le cas aujourd'hui : des patients la demandent pour pouvoir être conscients pour formuler la demande, c'est un vrai problème de santé publique et une demande des médecins. Bloquer sur ces dossiers encore cinq ans serait inacceptable. Côté libéral et chez Les Engagés, il y a plutôt une liberté de vote par rapport à ces questions. Les Engagés n'ont voté ni pour ni contre l'urgence en juillet, mais ils n'ont pas encore mis clairement leurs cartes sur la table. L'important est de savoir que c'est une revendication du terrain, de ceux qui y sont confrontés tous les jours, cela peut faire bouger les lignes."