La tendance observée est à l'hyperspécialisation en fonction de l'organe, du système physiologique, de l'âge, de la technicité ou d'un champ d'action spécifique[1]. L'organisation des soins en systèmes plus ou moins structurés varie sensiblement selon les latitudes.

Chaque époque s'interroge aussi, notamment, sur l'évolution de sa médecine et de ses médecins. Les médecins du 17ème siècle, caricaturés et critiqués férocement par Molière, ne juraient que par "Clysterium donare, postea saignare, ensuita purgare" ! Depuis cette époque, heureusement révolue et dominée par les saignées et les lavements, la médecine d'aujourd'hui a évolué mais met aussi ses nouvelles certitudes en avant comme, par exemple, la médecine basée sur les données probantes (evidence-based medicine). En oubliant un peu vite que ce concept doit aussi intégrer dans la démarche diagnostique et thérapeutique l'expérience clinique du médecin et le choix du patient dans son contexte de vie[2].

Une autre certitude assénée de plus en plus dans les débats et dans les politiques proposées est qu'il faut faire des économies à tout prix et surtout à court terme, ce qui risque fort bien, si nous faisons les mauvais choix dans l'urgence, d'augmenter les coûts à moyen et long terme et de créer un système de soins à deux vitesses, déjà amorcé, celle des riches et celle des moins nantis.

Non-system system

Enfin, d'aucuns nous font miroiter le grand rêve d'une longévité presque sans limites, grâce à une médecine du futur personnalisée, à grands renforts de performances technologiques de plus en plus sophistiquées. Mais à quel coût ? Pour qui ? Et en sacrifiant quoi ?

Il est donc grand temps d'entrer en résistance !

Le système de santé belge est souvent décrit comme un "non-system system". C'est sans doute exagéré. Nous bénéficions d'une organisation de soins, certes peu structurée, trop peu efficiente, mais avec des points forts indéniables, par exemple en matière de démocratie sanitaire. Le système de concertation tant au niveau de l'Inami qu'au SPF Santé publique en est une des illustrations. Pour avoir travaillé aussi sous d'autres latitudes, je peux en mesurer la richesse même si les moyens de poursuivre la participation active des acteurs de terrain doivent être revus afin de leur permettre de remplir leurs missions. L'implication progressive des représentants des usagers, en dehors des mutuelles qui sont censées les représenter aussi, dans les processus décisionnels est souhaitée par les pouvoirs publics.

Mais ce système de concertation est mis à mal par certains, menacés même, y compris malheureusement par certains représentants de médecins. Ce serait une grave erreur de siffler la fin de la concertation et de passer à un mode de gouvernance technocratique top-down, évidemment plus facile et plus rapide, mais avec quel effet à long terme en termes d'appropriation par les prestataires de soins, donc avec quelles chances d'efficience ?

Fréquemment revient aussi dans les débats le fait que les médecins francophones travaillent moins et moins vite que leurs homologues néerlandophones. Et alors ? Et si c'était un gage de qualité du soin notamment pour des populations moins favorisées ? Tout le monde s'accorde pour reconnaître que nous devons trouver un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée des médecins. Les patients ont droit à avoir des médecins sereins. Tout le monde s'accorde pour reconnaître que le temps en consultation est souvent bien trop réduit en raison des charges administratives et des agendas surchargés. Or, ce qui est l'âme de notre métier de médecin, sa plus-value, au-delà de notre arsenal technique de plus en plus impressionnant, cela reste la relation, la rencontre, le partage avec celle ou celui qui nous fait l'honneur de sa confiance. Lors d'un récent colloque[3] organisé par la Société Balint, le philosophe Jean-Michel Longneaux[4], lors de son intervention intitulée "Le temps, c'est de l'argent !" invitait les soignants à considérer que le temps du soin humain ne répondra jamais à une norme et qu'il devrait y avoir un temps juste qui dépend tant du soignant que du patient. La question est de savoir si notre système actuel nous donne les moyens de prendre le temps qu'il faut !

Vision à long terme

Ces dimensions fondamentales ne sont que rarement voire jamais abordées dans le dialogue politique ou technique si ce n'est dans le débat de la nomenclature des honoraires médicaux sur la valorisation du remboursement de l'acte intellectuel ou de la revalorisation financière de la consultation dite longue ou complexe. Autrement dit, le temps de la relation est aussi devenu une question de norme et d'argent.

Ce qu'il nous manque, c'est une vision à long terme de ce que devrait devenir notre système de santé. Ce qu'il nous manque, c'est une véritable politique de santé publique telle que le proposait déjà le GERM[5] en 1971 ![6]

Trois décennies plus tard, plus que jamais, une analyse des besoins et une sélection des objectifs prioritaires pour notre système de santé s'imposent. Le GBO a proposé cette année au KCE une étude sur la mise en place d'un échelonnement des soins et une autre sur la faisabilité d'élaboration d'un véritable Plan stratégique de développement de santé publique. Les deux propositions ont été rejetées. Par contre, dans le même appel à propositions, la ministre a proposé d'en faire une étude et cela a été accepté. On ne peut que s'en réjouir. Mais cela ne suffira pas.

Dans une toute récente communication, la ministre se félicite d'avoir signé avec l'OMS un accord de coopération pour réaliser les objectifs de l'Agenda 2030 dans le domaine de la santé. On y lit l'importance accordée, entre autres, à des systèmes intégrés de soins de santé, à l'accès à des médicaments essentiels de qualité, à l'attention portée aux plus vulnérables et à l'approche multisectorielle des déterminants socio-économiques de la santé. Avouons qu'en ces temps d'économie forcée, les mesures prises sont très éloignées de ces louables objectifs.

Sauver notre système de santé est moins une question de moyens qu'une question d'audace et de courage politique !

"Une organisation médico-sanitaire au service d'une communauté doit contribuer à la libération globale de l'homme; si elle se souciait uniquement de libérer l'homme des servitudes de la maladie, elle succomberait immanquablement à la tentation de tout asservir à cet objectif et l'homme n'aurait troqué qu'une aliénation contre une autre: la maladie contre une dépendance des technocrates de soins... !" [7]

[1] Aujourd'hui, en dehors de la médecine générale, 42 spécialités différentes sont reconnues en Belgique rien que pour la catégorie médecin

[2] Evidence based medicine: what it is and what it isn't. David L Sackett et al. BMJ 1996; BMJ 1996;312:71. 2.

[3] Quel temps pour un soin humain ? Journée Balint du 16 novembre 2016

[4] Professeur d'éthique à la Faculté de droit de l'université de Namur et conseiller éthique à la Fédération Inter- Hospitalière en région wallonne

[5] Groupe d'étude pour une réforme de la médecine

[6] Pour une politique de la santé. GERM. La revue nouvelle, 1971

[7] Pour une politique de la santé. GERM. Introduction : débloquer la situation. Marc Delepeleire. La revue nouvelle, 1971

La tendance observée est à l'hyperspécialisation en fonction de l'organe, du système physiologique, de l'âge, de la technicité ou d'un champ d'action spécifique[1]. L'organisation des soins en systèmes plus ou moins structurés varie sensiblement selon les latitudes. Chaque époque s'interroge aussi, notamment, sur l'évolution de sa médecine et de ses médecins. Les médecins du 17ème siècle, caricaturés et critiqués férocement par Molière, ne juraient que par "Clysterium donare, postea saignare, ensuita purgare" ! Depuis cette époque, heureusement révolue et dominée par les saignées et les lavements, la médecine d'aujourd'hui a évolué mais met aussi ses nouvelles certitudes en avant comme, par exemple, la médecine basée sur les données probantes (evidence-based medicine). En oubliant un peu vite que ce concept doit aussi intégrer dans la démarche diagnostique et thérapeutique l'expérience clinique du médecin et le choix du patient dans son contexte de vie[2]. Une autre certitude assénée de plus en plus dans les débats et dans les politiques proposées est qu'il faut faire des économies à tout prix et surtout à court terme, ce qui risque fort bien, si nous faisons les mauvais choix dans l'urgence, d'augmenter les coûts à moyen et long terme et de créer un système de soins à deux vitesses, déjà amorcé, celle des riches et celle des moins nantis. Enfin, d'aucuns nous font miroiter le grand rêve d'une longévité presque sans limites, grâce à une médecine du futur personnalisée, à grands renforts de performances technologiques de plus en plus sophistiquées. Mais à quel coût ? Pour qui ? Et en sacrifiant quoi ? Il est donc grand temps d'entrer en résistance ! Le système de santé belge est souvent décrit comme un "non-system system". C'est sans doute exagéré. Nous bénéficions d'une organisation de soins, certes peu structurée, trop peu efficiente, mais avec des points forts indéniables, par exemple en matière de démocratie sanitaire. Le système de concertation tant au niveau de l'Inami qu'au SPF Santé publique en est une des illustrations. Pour avoir travaillé aussi sous d'autres latitudes, je peux en mesurer la richesse même si les moyens de poursuivre la participation active des acteurs de terrain doivent être revus afin de leur permettre de remplir leurs missions. L'implication progressive des représentants des usagers, en dehors des mutuelles qui sont censées les représenter aussi, dans les processus décisionnels est souhaitée par les pouvoirs publics.Mais ce système de concertation est mis à mal par certains, menacés même, y compris malheureusement par certains représentants de médecins. Ce serait une grave erreur de siffler la fin de la concertation et de passer à un mode de gouvernance technocratique top-down, évidemment plus facile et plus rapide, mais avec quel effet à long terme en termes d'appropriation par les prestataires de soins, donc avec quelles chances d'efficience ?Fréquemment revient aussi dans les débats le fait que les médecins francophones travaillent moins et moins vite que leurs homologues néerlandophones. Et alors ? Et si c'était un gage de qualité du soin notamment pour des populations moins favorisées ? Tout le monde s'accorde pour reconnaître que nous devons trouver un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée des médecins. Les patients ont droit à avoir des médecins sereins. Tout le monde s'accorde pour reconnaître que le temps en consultation est souvent bien trop réduit en raison des charges administratives et des agendas surchargés. Or, ce qui est l'âme de notre métier de médecin, sa plus-value, au-delà de notre arsenal technique de plus en plus impressionnant, cela reste la relation, la rencontre, le partage avec celle ou celui qui nous fait l'honneur de sa confiance. Lors d'un récent colloque[3] organisé par la Société Balint, le philosophe Jean-Michel Longneaux[4], lors de son intervention intitulée "Le temps, c'est de l'argent !" invitait les soignants à considérer que le temps du soin humain ne répondra jamais à une norme et qu'il devrait y avoir un temps juste qui dépend tant du soignant que du patient. La question est de savoir si notre système actuel nous donne les moyens de prendre le temps qu'il faut !Ces dimensions fondamentales ne sont que rarement voire jamais abordées dans le dialogue politique ou technique si ce n'est dans le débat de la nomenclature des honoraires médicaux sur la valorisation du remboursement de l'acte intellectuel ou de la revalorisation financière de la consultation dite longue ou complexe. Autrement dit, le temps de la relation est aussi devenu une question de norme et d'argent. Ce qu'il nous manque, c'est une vision à long terme de ce que devrait devenir notre système de santé. Ce qu'il nous manque, c'est une véritable politique de santé publique telle que le proposait déjà le GERM[5] en 1971 ![6] Trois décennies plus tard, plus que jamais, une analyse des besoins et une sélection des objectifs prioritaires pour notre système de santé s'imposent. Le GBO a proposé cette année au KCE une étude sur la mise en place d'un échelonnement des soins et une autre sur la faisabilité d'élaboration d'un véritable Plan stratégique de développement de santé publique. Les deux propositions ont été rejetées. Par contre, dans le même appel à propositions, la ministre a proposé d'en faire une étude et cela a été accepté. On ne peut que s'en réjouir. Mais cela ne suffira pas. Dans une toute récente communication, la ministre se félicite d'avoir signé avec l'OMS un accord de coopération pour réaliser les objectifs de l'Agenda 2030 dans le domaine de la santé. On y lit l'importance accordée, entre autres, à des systèmes intégrés de soins de santé, à l'accès à des médicaments essentiels de qualité, à l'attention portée aux plus vulnérables et à l'approche multisectorielle des déterminants socio-économiques de la santé. Avouons qu'en ces temps d'économie forcée, les mesures prises sont très éloignées de ces louables objectifs.Sauver notre système de santé est moins une question de moyens qu'une question d'audace et de courage politique !"Une organisation médico-sanitaire au service d'une communauté doit contribuer à la libération globale de l'homme; si elle se souciait uniquement de libérer l'homme des servitudes de la maladie, elle succomberait immanquablement à la tentation de tout asservir à cet objectif et l'homme n'aurait troqué qu'une aliénation contre une autre: la maladie contre une dépendance des technocrates de soins... !" [7] [1] Aujourd'hui, en dehors de la médecine générale, 42 spécialités différentes sont reconnues en Belgique rien que pour la catégorie médecin[2] Evidence based medicine: what it is and what it isn't. David L Sackett et al. BMJ 1996; BMJ 1996;312:71. 2. [3] Quel temps pour un soin humain ? Journée Balint du 16 novembre 2016 [4] Professeur d'éthique à la Faculté de droit de l'université de Namur et conseiller éthique à la Fédération Inter- Hospitalière en région wallonne [5] Groupe d'étude pour une réforme de la médecine[6] Pour une politique de la santé. GERM. La revue nouvelle, 1971[7] Pour une politique de la santé. GERM. Introduction : débloquer la situation. Marc Delepeleire. La revue nouvelle, 1971