Comment le ministre allemand de la Santé, Jens Spahn, peut-il se féliciter vendredi dernier (le 17 avril) que " l'épidémie de Covid-19 en Allemagne est désormais sous contrôle et gérable " ? Arrogance teutonne ou réalité ? Le pays comptait lundi 20 avril, 141.672 cas officiellement recensés de coronavirus (+1.175 en 24 heures) et 5.100 morts selon le dernier décompte hier du Robert Koch Institut.
En comparaison, les pays européens les plus peuplés font pâle figure avec, le 22 avril, entre 20.000 et 25.000 morts officiellement recensées en Espagne, France, Grande-Bretagne et Italie (lire tableau ci-dessous)...
Mais comment font-ils outre-Rhin pour aller jusqu'accueillir des patients alsaciens et italiens alors que les hôpitaux italiens sont à saturation et les hôpitaux français du Grand-Est sont dans une situation comparable ?
Dépenses de santé comparables
Plusieurs explications peuvent être avancées. Pas forcément celle des dépenses germaniques de santé en proportion du PIB. Elles sont en effet comparables à la France ou la Belgique (11,2% du PIB) mais toutefois supérieures au Royaume-Uni (9,8%), à l'Espagne (8,9%) ou à l'Italie (8,8%) selon des données récentes de l'OCDE.
Les dépenses de santé par habitant offrent à l'Allemagne un léger avantage : 5.986 dollars par habitant contre 4.965 $ en France et seulement 3.428 en Italie.
Il faut sans doute chercher dans les performances allemandes, des explications plus terre-à-terre.
Tout d'abord, l'Allemagne dispose de bien plus de lits de soins intensifs que ses gros voisins : 6,02 pour 1.000 habitants contre seulement 3,09 en France et 2,62 en Italie, 2,43 en Espagne et 2,11 en Grande-Bretagne. Le vieillissement accéléré de la population allemande explique cette politique, partagée avec le Japon vieillissant (près de 8 lits intensifs/1.000 habitants dans l'Empire du Soleil levant). Le nombre de lits intensifs a même augmenté en Allemagne de 20% entre 2002 et 2017.
Cette capacité en lits intensifs a encore été augmentée face à la crise pandémique de 28.000 lits à 36.000 dont 25.000 avec respirateurs, selon l'IGES Institut. Il faut dire que l'Allemagne produit elle-même les fameux respirateurs Dräger, une entreprise basée à Lübeck.
Ce qui nous renvoie à la deuxième explication : l'industrie allemande. Ayant bénéficié d'usines flambant neuves après la Seconde Guerre mondiale puisque les Alliés avaient à peu près tout rasé, les Allemands ont conservé l'atout d'un taux d'industrialisation plus élevé. L'Allemagne n'a jamais délocalisé complètement ses capacités d'assemblage. Elle a pu ainsi reconvertir une partie en production de masques par exemple. Roselyne Bachelot, ancienne ministre française de la Santé sous Sarkozy, soulignait la fierté des Allemands de leur industrie.
Ministres régionaux
La décentralisation de la politique de santé est aussi un facteur-clé. Là où la Belgique critique la dispersion des compétences en matière de politique hospitalière entre entités fédérées et Etat fédéral, les fameux Länder allemands, dont les compétences sont un peu comparables à nos Régions, semblent ne pas s'en plaindre, eux qui financent les dépenses d'investissement des hôpitaux. Bien qu'ayant globalement diminué leur contribution financière aux hôpitaux (de 3,64 milliards d'euros à 2,76 milliards en 15 ans), le budget global a augmenté si l'on additionne la part de l'Etat fédéral allemand. L'offre hospitalière est dense avec une multitude de petits hôpitaux autour des villes moyennes, pas toujours rentables malgré un financement à points censés les rendre plus performants.
Chaque Länder dispose d'un ministre de la Santé régional et même des services régionaux de santé publique à des niveaux géographiques plus bas qui sont chargés de la lutte contre les maladies infectieuses. Si on faisait le décompte des ministres de la Santé allemands, on arriverait à un chiffre bien supérieur à nos 8 ministres. Mais bien que régionalisée, la politique de santé est également parfaitement coordonnée au niveau fédéral entre les Länder. Ceux-ci communiquent entre eux de manière performante. Le länder de Bavière, en particulier, constatant le retour des vacances de ski et son cortège de fiévreux, a alerté les autres. Les bureaux des missions économiques basées en Chine ont également fait revenir l'information selon laquelle la pandémie menaçait Wuhan.
Ne manquant pas de lits, l'Allemagne manque toutefois d'infirmières comme chez nous... Et elle craint que la pandémie ne gagne aussi les maisons de repos. L'excellente performance de l'Allemagne pourrait alors se détériorer rapidement après le déconfinement partiel décidé lundi. " Nous sommes au début de la pandémie et nous sommes encore loin d'être sortis de l'auberge ", a ainsi déclaré Angela Merkel lundi. " Il serait extrêmement dommage de connaître une rechute. La situation que nous connaissons est trompeuse. Les conséquences des réouvertures de lundi ne pourront être mesurées que dans 14 jours. " Depuis lundi, en effet, les magasins d'une surface inférieure à 800 mètres carrés peuvent rouvrir leurs portes, ainsi que les concessionnaires, vendeurs de vélos, librairies et les zoos.
Dépistage massif non intrusif
Autre avantage, fondamental, face à la pandémie, le dépistage. Comme en Corée du Sud, Taïwan, Hong-Kong et Singapour*, l'Allemagne a rapidement testé les Allemands pour séparer les infectés des personnes saines. Nos voisins teutons vont prochainement passer de 500.000 tests par semaine à 200.000 tests par jour. La Belgique est très loin de cette performance, malgré les annonces de diverses équipes universitaires et du ministre De Backer. Comme les Tigres asiatiques dans leur bassin géographique, la république allemande a très précocement (dès la mi-janvier) testé les vacanciers qui rentraient des Alpes italiennes. Les personnes positives ont été mises d'emblée en quarantaine. Ceci tranche avec l'Italie qui n'a pas screené son importante communauté chinoise et la Belgique qui a laissé rentrer les vacanciers d'Italie sans aucun contrôle. En France, Emmanuel Macron s'est exclamé : " Le virus n'a pas de frontière "... En cas de pandémie, le contrôle des frontières (et non la fermeture) est un acte de salubrité publique un peu oublié par nos autorités, scotchées à la libre-circulation, pierre angulaire de la philosophie de l'Union européenne.
L'Allemagne a aussi démontré qu'elle pouvait tester massivement ses citoyens sans les méthodes intrusives de la Corée du Sud.
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La crise du Coronavirus aura pour vertu de tester nos systèmes économiques et sanitaires et faire le tri entre les systèmes qui s'adaptent le mieux et les autres. Qu'en comparaison avec l'Italie, l'Espagne et la France, l'Allemagne arrive en tête en matière de capacité d'adaptation n'est pas vraiment une surprise.
En revanche, les mauvaises performances de la Belgique en nombre de morts par habitant alors qu'elle offre une qualité de soins et des dépenses de santé comparables à l'Allemagne sont plus interpellantes. Il sera nécessaire d'élucider cette question lorsque la crise sera passée. On peut d'ores-et-déjà pointer un retard à l'allumage en matière de rapidité de réaction et les pénuries en matière de moyens de défense contre la pandémie, tests et matériel de protection en tête mais aussi médicaments.
On se souviendra longtemps des lanceurs d'alerte, Marc G. Wathelet (28 février) et le Dr Philippe Devos (2 mars). Ils furent qualifiés de " Drama Queen " par Maggie De Block dans un tweet retiré depuis. Le premier nous alertait sur le caractère exponentiel d'une pandémie et le second calculait un risque d'atteindre 30.000 morts en fourchette haute. On devrait s'en tenir à 12.000 décès, selon de récentes estimations. Mais reconnaissons la justesse de la vision de ces deux scientifiques.
*La deuxième vague pandémique actuelle serait circonscrite aux " cités-dortoirs " des travailleurs immigrés, selon les autorités qui parlent d'un virus d'importation. Un confinement a été rétabli jusqu'au 1er juin. Les autorités sanitaires singapouriennes ont enregistré 1.111 nouveaux cas de Covid-19 mardi, portant le total à 9.125 et 11 morts.Rappelons que Singapour est une démocrature.
Source (pour le nombre de morts Covid19) : Dashboard du Center for Systems Science and Engineering (CSSE) du Johns Hopkins University (JHU).
CORÉE DU SUD, L'ÉLÈVE MODÈLE ?
Avec, au 23 avril, 240 morts officielles pour un pays de 51 millions d'habitants contre 21.717 pour l'Espagne, pays comparable en nombre d'habitants, la Corée du Sud fait figure d'élève modèle. Bien qu'elle soit proche géographiquement du point de départ de la pandémie de Covid19 : la province de Hubei, dont le compteur est toujours " bloqué " à 4.512 morts.
Quels sont les secrets de ce Tigre asiatique démocratiquement proche de nos systèmes politiques ?
Le screening des personnes infectées au Sars-CoV-2 est certainement une des clés de cet époustouflant ratio. Affecté par le Sars et le Mers, le pays était mieux préparé psychologiquement à une nouvelle pandémie.
Cabines de tests
Dans son numéro consacré principalement à la Corée du Sud (" Comment font les Coréens "), Le Point (2 avril 2020) rappelle toutefois que la Corée a dû réagir vite, constatant, dès le 19 février, notamment la propagation du virus parmi 4.000 des 200.000 membres de la secte Shincheonji, dont les adeptes, assez jeunes, sont potentiellement de gros vecteurs du virus. S'en est suivie une série de traçage des contacts potentiels des personnes infectées, puis des mises en quarantaine, clé de la lutte sans laquelle les tests ne servent à pas grand-chose.
La Corée du Sud compte aujourd'hui près de 600 centres de dépistage dont certains sous la forme de cabine en plexiglas de la taille d'un photomaton. Pour 22 euros, il ne faut que quelques minutes à la manutentionnaire, entièrement protégée par une blouse de protection, un masque, une visière et des gants (double protection) pour faire le frottis. Le résultat vous est envoyé par texto dans les six heures. Autre possibilité : le drive-in. Vous êtes testé dans votre voiture et recevez le résultat dans les 48 heures. Début avril, déjà 400.000 tests avaient été réalisés.
La Corée du Sud utilise également les Big Data, notamment les iphones qui sélectionnent les zones de forte concentration de malades potentiels et vous permet d'adapter votre route. Le traçage des chaînes de transmission se fait de façon " artisanale " par le KCDC (Centre coréen de contrôle des maladies). En cas de pandémie, le KCDC bénéficie d'une série de datas (paiements par carte bancaire, géolocalisation, données d'assurabilité à la sécurité sociale, etc.). L'analyse de ces données, aux contours juridiques assez flous entretemps dénoncés par Edward Snowden, permet in fine de ne confiner que les personnes à risque.
Ne pas confiner tout le monde
Les autres disposent, en plus, de suffisamment de masques de protection pour ne pas se faire réinfecter. Près de 90% en portent. Une liberté inaccessible en Belgique, faute de masques en suffisance. A raison de 2 masques par jour (autonomie d'environ 5 heures) pour 11 millions d'habitants, il nous en faudrait en théorie 600 millions par mois.
Si la Belgique a raté les étapes et ne dispose pas du matériel qui lui aurait permis de suivre l'exemple coréen, elle pourrait certainement, dès ces obstacles levés, s'en inspirer pour sortir du confinement.
Il est absurde de confiner toute une population lorsqu'on sait que seule une minorité est réellement à risque. On pourrait imaginer diviser la population en deux : d'un côté, les moins de 60 ans sans comorbidité qui pourraient vivre presque normalement ; de l'autre, les plus de 60 ans et les personnes à comorbidité qui seraient protégées et confinées. Dans la mesure des stocks disponibles, on testerait massivement la population qui présente des symptômes grippaux comme le recommande le ministre Philippe De Backer sur Radio 1...