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Sur un graphique boursier de (très) long terme, même les (mini-)krachs ne se remarquent guère, soulignent volontiers les professionnels des placements. Et comme il est vain d'espérer pouvoir anticiper correctement les hauts et les bas, mieux vaut acheter régulièrement que de prendre le risque de se tromper de timing. Le raisonnement est pertinent et le conseil, dès lors, judicieux. Ceci ne doit toutefois pas empêcher de tenir compte des circonstances. L'investisseur qui, déçu par les autres placements, s'était récemment décidé à acheter des fonds d'actions et n'était pas encore passé à l'acte, ne fera-t-il pas une bonne affaire en achetant aujourd'hui plutôt qu'en ayant acheté à fin février ? Parce que les mêmes actifs sont subitement 30 à 50 % moins chers!Pourtant, si les actifs sont effectivement les mêmes, les perspectives, elles, ont peut-être changé au point de justifier le krach. N'affirme-t-on pas que, sans soutien public, toutes les compagnies aériennes feront faillite ? Objection recevable donc ! Mais réponse pertinente : la Bourse finit toujours par exagérer, à la hausse comme à la baisse. L'économiste allemand André Kostolany a illustré ce principe par une comparaison qu'on osera qualifier de géniale : c'est l'image du promeneur et de son chien. Le promeneur va le plus souvent de l'avant, d'un pas tantôt rapide, tantôt plus lent. Il s'arrête parfois et fait de temps en temps quelques pas en arrière. Le promeneur, c'est l'économie. Le chien trottine à ses côtés, mais court régulièrement devant lui, pour revenir ensuite vers son maître... ou même le dépasser vers l'arrière. Le chien, c'est bien entendu la Bourse. Elle amplifie la course de l'économie, dans un sens comme dans l'autre.Le problème, c'est qu'il est quasiment impossible de savoir quand le mouvement boursier prendra fin, même s'il est dès à présent jugé excessif. Deux exemples. De nombreux investisseurs occidentaux, qui avaient avec clairvoyance pressenti le potentiel des actions japonaises dans les années 80, ont vendu quand l'indice Nikkei a atteint 10.000 ou 12.000 points, alors qu'il a frisé les 40.000 à fin 1989. Énorme manque à gagner ! Quant au krach historique du 19 octobre 1987, il eut en quelque sorte deux visages. À Wall Street, l'indice S&P 500, le baromètre le plus fiable du marché, s'est effondré de 20,4 %, touchant un plancher qui n'a pas été percé par la suite. En Europe, où la chute du 19 octobre avait été moins sévère, le marché a continué à rechuter jusqu'à la fin de l'année.Comment savoir où on en est ? Soyons clair : c'est impossible. Par contre, on peut essayer d'appréhender la situation économique dans les grandes lignes, pour juger intuitivement du bien-fondé du krach, ou non. En résumé, que s'est-il passé ces dernières semaines ?Mi-février : l'épidémie du covid-19 prend de l'ampleur en Chine et on s'inquiète d'un fort ralentissement économique là-bas, qui signifierait de moindres ventes de produits européens. D'où une petite révision à la baisse de la croissance en Europe aussi.Fin février: le Covid-19 commence à faire des ravages en Europe aussi et l'inquiétude prend de l'ampleur, tout comme la révision des perspectives économiques. L'indice STOXX 600, mesure des Bourses européennes, qui a enregistré un maximum de 434 points le mercredi 19 février, ne cessera ensuite de baisser.Dimanche 8 mars : suite au ralentissement de la Chine, premier importateur de pétrole du monde, le prix du brut a chuté de près de 40 % depuis le début de l'année. Pour soutenir les cours, l'Arabie saoudite, premier exportateur, propose à la Russie, numéro 2, de baisser la production. Moscou refuse. En réaction, Ryad annonce une augmentation de sa production. Au lendemain du weekend, le brut chute de 45 à 31 dollars le baril ! Mini-krach en Bourse : -7,4 % pour le STOXX 600.Jeudi 12 mars : cette fois, c'est le krach. D'abord, le président américain interdit l'entrée aux Etats-Unis de toute personne venant d'Europe. D'où effondrement en Bourse des compagnies aériennes... entraînant les autres actions. Ensuite, la Banque centrale européenne ne baisse pas ses taux, comme beaucoup l'espéraient. Résultat : -11,5 % pour le STOXX 600 et même -14,2 % pour le BEL 20 à Bruxelles. Ces deux indices ont chuté de 32 et presque 36 % respectivement en moins d'un mois!Lundi 16 mars : en dépit des importantes mesures de soutien annoncées par les banques centrales, les marchés rechutent après le sursaut de vendredi : -4,7 % en Europe et -12 % à New York !La séance boursière du 12 mars a été marquée par ce qu'on qualifie parfois de capitulation : on " bazarde" tout, sans distinction. En témoignent, à Bruxelles, des chutes de 20 % pour ING et GBL, actions pourtant peu spéculatives, tout comme le massacre de 14 à 16 % de grandes valeurs comme Barco, Solvay, ou Umicore. Sans oublier la chute des valeurs immobilières (-10 % pour Cofinimmo et WDP), qui avaient plutôt bien résisté jusque-là. On considère qu'une pareille capitulation, due à une réelle panique, marque plus ou moins le point le plus bas du marché. Rien ne garantit toutefois un rebond rapide, même si de fortes chutes sont le plus souvent suivies d'une hausse très sensible à horizon d'un an (voir tableau). Pour le reste, on peut distinguer quatre éléments positifs à moyen terme.La récession est dans les cours. Les économistes s'attendent de plus en plus à une récession en Europe, mais on peut considérer qu'une chute boursière supérieure à 30 % l'anticipe largement.Le krach du pétrole. Très mauvaise nouvelle pour les compagnies pétrolières (Total a chuté de moitié depuis le début de l'année), mais excellente pour l'Europe, ses entreprises et ses consommateurs ! La différence entre le prix du début de l'année et le prix actuel signifierait au bas mot, si elle se maintenait, une économie de 100, voire 150 milliards d'euros sur l'année.La chute des taux. Les taux d'intérêt européens étaient déjà à zéro et les taux américains viennent de chuter fortement. Résultat : il est encore plus difficile de trouver du rendement en obligations, ce qui renforce l'attrait des actions.La relocalisation. Un argument un peu plus accessoire et à plus long terme. La mise à l'arrêt de la Chine a sonné l'alerte pour de nombreuses entreprises qui s'y approvisionnent. On a dès lors évoqué une plus grande diversification des fournisseurs mais aussi de possibles relocalisations de production en Europe et aux États-Unis. En particulier pour les (principes actifs des) médicaments, suivant en cela les inquiétudes manifestées par les autorités sanitaires.En attendant, le marché a-t-il atteint un plus bas ? Impossible à savoir. Même chose pour l'évolution de la situation économique, au-delà des grosses difficultés et même des accidents attendus dans des secteurs comme le tourisme et l'horeca. Au total, les cours récents anticipent pas mal d'éléments négatifs. Par ailleurs, on doit rappeler que la Bourse anticipe, précisément, de six à neuf mois : quand ces éléments se seront concrétisés, le marché aura probablement déjà remonté. Telle est la leçon de l'histoire : c'est avant l'embellie conjoncturelle, alors qu'on est encore en récession, que la Bourse rebondit. Alors, acheter ou non ? La démarche se défend, mais c'est d'abord une question de tempérament !